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18 octobre 2001 ![]() |
Les criminels qui ont ourdi la tragédie du 11 septembre
aux Etats-Unis ont revendiqué le patronage d'Allah. En
contrepartie, la classe politique et les militaires qui ont envahi
les églises au lendemain du drame ont fait appel au Seigneur
des armées pour qu'Il soutienne la nation dans son combat
contre le Mal. Les ennemis des États-Unis ont déclenché
une guerre sainte. Le président américain répond
par une guerre qu'il déclare juste. Désigné
sous des vocables différents, le même Dieu est-il
partie prenante dans ce genre d'entreprise?
En utilisant une approche inspirée de l'Ancien Testament,
on ne manque pas de références et d'exemples qui
appuient l'idée de guerre juste, voire de guerre sainte.
On a même le sentiment que certains auteurs sacrés
en ont mis un peu beaucoup sur le dos de Yahvé en lui attribuant
la paternité de faits d'armes indiscutablement barbares.
Embarrassés, les exégètes recourent à
des explications qui font état des moeurs et de la culture
de l'époque. En outre, nous dit-on, la violence à
laquelle s'adonnaient des membres du Peuple de l'Alliance ne se
comparait pas aux moeurs cruelles qui étaient à
la mode chez des peuples voisins.
Mais il y avait aussi des pacifistes, des adeptes de la non-violence,
des croyants qui écoutaient les discours des Prophètes
et qui vivaient dans l'attente d'un Royaume de paix, du temps
messianique, quand Yahvé " jugera entre les nations
et sera l'arbitre de peuples nombreux. Ils briseront leurs épées
pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes.
On ne lèvera plus l'épée nation contre nation,
on n'apprendra plus à faire la guerre " (Isaie,2,4).
Jésus de Nazareth fait écho à cette espérance
quand il salue " les artisans de paix, car ils seront appelés
fils de Dieu ". Et au moment de son arrestation, il rappelle
à ses disciples que " celui qui se sert du glaive
périra par le glaive ". Ce qui ne l'a pas empêché
de chasser à coups de fouet les vendeurs du Temple et de
multiplier les diatribes virulentes contre les Pharisiens et autres
profiteurs qui capitalisaient sur les traditions religieuses.
Car non-violence ne signifie pas démission morale ou qu'on
abandonne à eux-mêmes les laissés pour compte
de la condition humaine.
De la foi à l'instinct de puissance
Pacifisme et non-violence ont été l'un des traits
dominants du christianisme des premiers siècles. Les choses
ont changé au moment où la religion fondée
par Jésus est devenue celle de l'Empire romain. Le voisinage
du pouvoir a commencé alors à infléchir sur
la façon de concevoir le recours à la violence armée.
L'idée de défense légitime a servi de premier
fondement à celle de guerre juste. On y a joint le principe
de la justice réparatrice et celui du recours ultime. L'intention
première de cette doctrine n'était pas de légitimer
tant que se peut le recours à la violence, mais plutôt
de contraindre et de baliser son emploi dans un monde marqué
par la rudesse des moeurs, l'instinct de puissance et la cupidité.
Nonobstant la légitimation de la guerre à certaines
conditions, la tradition chrétienne n'a jamais abandonné
la présomption favorable à la non-violence. Par
exemple, on jugeait incompatibles le métier de guerrier
et l'appartenance à la vie religieuse. On cherchait par
divers moyens, tels la Trève de Dieu ou l'interdit de
combattre le dimanche et les jours de fêtes religieuses,
à limiter les effets destructeurs des conflits. Jeanne
d'Arc ne cessait de rêver de paix et de réconciliation
même quand le recours aux armes lui apparaissait inévitable.
On priait pour que le Seigneur tempère l'instinct de violence
des grands de ce monde et leur inspire un certain souci de la
justice, première condition d'une paix stable.
On invoquait comme allant de soi le principe de la guerre juste
quand il s'agissait de combattre les Infidèles musulmans,
dont l'expansion autour de la Méditerranée représentait
une menace permanente. Avec les Croisades, la guerre juste est
devenue une guerre sainte. Mais des adeptes de la non-violence
n'étaient pas d'accord avec ce zèle militaire. Il
y eut sans doute Bernard de Clairvaux pour prêcher la guerre
sainte, mais il y eut aussi François d'Assise qui refusait
le recours à la violence et voulait qu'on négocie
avec le chef des Infidèles. Il rencontra lui-même
le Sultan, lequel le traita avec bienveillance tout en déclinant
son offre de se convertir à la foi chrétienne.
Les siècles du sabre et du goupillon
Au temps de l'absolutisme des rois et des princes, le jugement
moral sur le droit de guerre est devenu la prérogative
exclusive du pouvoir politique. Le monarque détenait seul
le droit de juger du bien-fondé du recours aux armes et
de décider de la guerre et de la paix. Le droit théoriquement
objectif se confondait avec le droit subjectif du roi. Restaient
aux clercs le devoir d'obéissance envers le roi ainsi que
la tâche de bénir les fusils et les canons et de
réconforter les victimes sur les champs de bataille. Des
papes se comportaient eux-mêmes en monarques absolus et
exerçaient à l'occasion le droit de guerre. Les
camps adverses invoquaient le même Dieu chrétien.
Il y avait peu de voix pacifistes et elles avaient peine à
se faire entendre. On fait grand état des reproches que
Fénelon adressa à Louis XIV à cause du goût
excessif de ce dernier pour les aventures militaires. Mais Fénelon
était une exception. D'autres prélats préféraient
vanter les prouesses guerrières du Roi très chrétien.
Les conséquences de plus en plus désastreuses des
conflits modernes ont conduit à remettre en question la
légitimité morale du recours à la violence
armée. Des gens d'Église ont pris peu à peu
leurs distances face aux tendances belliqueuses des pouvoirs politiques.
Pie X désapprouva l'Empereur François-Joseph, qui
avait déclaré la guerre à la Serbie. Le pape
pressentait que cette décision malheureuse ouvrait la
voie à de grands malheurs, ce que la suite des événements
a confirmé. Benoit XV a multiplié les démarches
pour qu'on mette fin à la Première Guerre mondiale.
Pie XII a fait de même face aux menaces de conflit qui
planaient sur l'Europe en 1939. En revanche, il a félicité
le général Franco pour sa victoire contre les communistes
espagnols et leurs alliés. Il voyait dans la croisade franquiste
l'ultime recours contre une menace extrême de la part d'ennemis
de la civilisation chrétienne. Une estimation que ne partageaient
aucunement de grands intellectuels catholiques, dont Georges Bernanos,
auteur du célèbre requisitoire Les grands cimetières
sous la lune.
Le combat des Alliés contre le nazisme apparaît
comme un cas, exemplaire et rare, de guerre juste. C'est parce
que ce recours à la violence armée lui semblait
moralement fondé que le cardinal Villeneuve apporta son
soutien à l'effort de guerre du Canada. L'histoire a confirmé
la justesse de son appréciation. Ce qui ne signifie pas
qu'on doive approuver tous les actes de guerre commis par les
Alliés durant ce conflit. Rien n'excuse le bombardement
de Dresde, qui a fait vingt fois plus de victimes que l'attentat
du 11 septembre, ni les attaques nucléaires contre les
villes d'Hiroshima et de Nagasaki, qui ont causé la mort
de plus de 200 000 civils japonais.
Bonne conscience et risque nucléaire
La diabolisation de l'adversaire peut donner bonne conscience
à ceux qui sont tentés par l'aventure militaire.
Elle explique que pendant de nombreuses années les Américains
ont considéré que la guerre menée contre
la population du Vietnam était juste, puisqu'elle équivalait
à une croisade contre le communisme. Le cardinal Francis
Spellman, vicaire aux armées, en visite chez les soldats
américains au Vietnam, les avait gratifiés du titre
de " soldats du Christ ", avait parlé de défense
de la civilisation et affirmé que l'Amérique était
" le bon Samaritain de toutes les nations ". Sa déclaration
fut loin de susciter l'unanimité chez les dirigeants religieux.
Le cardinal Martin, archevêque de Rouen commenta: "
On ne défend pas la civilisation - à plus forte
raison une civilisation dite chrétienne - à coups
de canons et de bombes. Le Christ a fait remettre son épée
au fourreau par l'ami impétueux qui prétendait le
défendre l'arme à la main. Toute guerre moderne
me semble une régression monstrueuse vers la barbarie "
(Documentation catholique, 5 février 1967).
Les risques de destruction massive liés à l'existence
et à l'usage possible de l'arme nucléaire ont accru
les réticences au sujet de la validité éthique
de la théorie de la guerre juste. C'est dans le contexte
de menace nucléaire que Jean XXIII écrit : "
Il est une persuasion qui, à notre époque, gagne
de plus en plus les esprits, c'est que les éventuels conflits
entre les peuples ne doivent pas être réglés
par le recours aux armes, mais par la négociation. Il est
vrai que, d'ordinaire, cette persuasion vient de la terrible puissance
de destruction des armes modernes et de la crainte des cataclysmes
et des ruines épouvantables qu'occasionnerait l'emploi
de ces armes. C'est pourquoi il devient humainement impossible
de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le
moyen adéquat pour obtenir justice d'une violation de droits
" (Pacem in Terris).
Nonobstant cette persuasion surgissent des conjonctures où
l'emploi des armes apparaît inévitable en tant qu'ultime
recours, moins pour assurer la paix à court terme que pour
éviter une dégradation de l'état des choses
ou pour protéger la survie de nations ou de collectivités
en péril. Mais ce recours à la violence armée
devient de plus en plus risqué et lourd de séquelles
imprévisibles. Il marque un échec de la communauté
internationale, un pas en arrière dans la poursuite du
développement solidaire de l'humanité. Voilà
pourquoi, avant de recourir aux armes, il faut investir dans la
négociation, rechercher les compromis réalistes
et honorables et aussi approfondir la connaissance des virus
belligènes. Car toute violence, incluant le terrorisme,
s'enracine dans un terreau idoine et s'alimente à des sources
où prolifèrent les germes de mort.Peut-être
que nous produisons nous-mêmes une partie de ce terreau.
La guerre, juste ou non juste, conventionnelle ou souterraine,
est un fléau. "De la peste, de la famine et de la
guerre, délivre-nous, Seigneur", dit une antique prière.
Un fléau dont la proximité nous inquiète,
depuis le 11 septembre. Cette proximité peut nous aider
à comprendre l'angoisse et la détresse de millions
de petites gens qui ailleurs dans le monde appréhendent
de voir s'abattre sur eux les armes vengeresses de la "liberté
immuable". Si nous sommes des artisans de paix, nous trouverons
d'autres solutions que de massacrer des innocents sans défense
réfugiés dans des abris de fortune, sous-alimentés,
sans eau potable, vivant dans la misère extrême.
Il y a sûrement une autre manière de combattre le
terrorisme que d'ajouter au bilan de l'attentat du 11 septembre
en exterminant des milliers de pauvres gens ailleurs sur la planète.
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