Quelle est, au juste, la norme quant au nombre de blessures
qui ornent la mince armure séparant les jeunes du monde
extérieur? Jean Labbé, du Département de
pédiatrie, a eu souvent à répondre à
cette question devant des avocats et des juges qui le questionnaient
lors de causes impliquant des enfants violentés. Consultant
en protection de l'enfance, il devait s'en remettre à
son expérience de pédiatre parce qu'il n'existait
pas d'études fiables et complètes sur la question.
"C'était très frustrant de ne pouvoir leur
répondre avec des chiffres précis, avoue-t-il.
Les études existantes portaient sur de petits nombres
de sujets ou ne couvraient qu'un groupe d'âge ou une période
de l'année."
Cette frustration est maintenant liquidée. Jean Labbé
et Georges Caouette viennent de répondre à la question
en publiant, dans le numéro d'août de la revue scientifique
Pediatrics, une étude sur les blessures récentes
à la peau chez les enfants et les adolescents normaux.
Pendant un an, Jean Labbé a procédé à
2 040 examens d'enfants âgés de 0 à 17 ans
qui venaient consulter pour des raisons autres qu'un traumatisme.
Jamais auparavant une étude sur cette question n'avait
porté sur autant de sujets. "Comme nous voulions
documenter la situation chez les enfants normaux, nos analyses
ne tiennent pas compte des 23 cas où nous soupçonnions
des mauvais traitements", précise-t-il. Avec le consentement
des parents et des jeunes, le médecin a dressé
l'inventaire et la localisation des blessures observées
sur toute la surface du corps, à l'exception des régions
génitales et anales.
Les deux médecins ont ainsi découvert que près
de 77 % des enfants de plus de 9 mois montrent au moins une blessure
récente. En moyenne, les jeunes ont trois blessures fraîches
sur la peau; les 0 à 8 mois en ont moins (1,3) que les
9 mois à 4 ans (3,9) et que les 5 à 9 ans (4,5).
Les choses se calment un peu avec le temps puisque les 10 à
17 ans en ont 3,6. Les blessures touchent surtout les membres
inférieurs; 50 % des enfants ont des blessures aux jambes,
et 33 % en ont aux genoux. Les autres zones particulièrement
éprouvées sont les avant-bras (14 %) et les coudes
(12 %). Les 10 à 17 ans se distinguent des plus jeunes
par une quasi absence de blessures à la tête et
au visage.
Les blessures n'ont pas de sexe - garçons et filles sont
également éprouvés - mais elles ont un temps
fort: le pourcentage d'enfants avec cinq blessures ou plus double
pendant le printemps et l'été (environ 30 %) par
rapport aux autres saisons.
Sur le qui-vive
Certains enfants particulièrement actifs semblent
attirer les prunes. Ainsi, parmi les sujets de l'étude,
quatre cas extrêmes présentaient plus de 20 blessures,
dont une petite fille de quatre ans qui avait 2 égratignures
et 37 bleus! Une enquête sociale n'a pourtant révélé
aucun indice d'abus physique sur ces quatre enfants.
Les blessures aux oreilles, aux joues, au cou, aux fesses et
au dos sont rares chez la plupart des enfants, mais fréquentes
chez les enfants maltraités. "Notre étude
pourrait aider les médecins à mieux détecter
des cas d'abus physiques. Ils doivent savoir que la plupart des
enfants ont des blessures à la peau dès qu'ils
sont en mesure de marcher. Par contre, ils doivent prêter
une attention particulière aux enfants qui ont 15 blessures
ou plus, surtout l'automne et l'hiver, aux enfants qui présentent
des blessures sur des zones inhabituelles du corps ainsi qu'aux
bébés de moins de neuf mois qui ont des bleus.
Ces situations peuvent signifier que l'enfant souffre d'anomalies
sanguines ou qu'il est victime de mauvais traitement."
L'étude ne permet pas de départager systématiquement
les enfants normaux et les enfants battus, reconnaît Jean
Labbé. "Chaque cas est particulier. La présence
d'un seul indice ne devrait pas amener un médecin à
faire automatiquement un rapport à la Direction de la
protection de la jeunesse, mais il devrait le mettre à
l'affût des autres signes de mauvais traitement. Il ne
faut pas passer à côté d'un cas d'abus, mais
il ne faut pas soupçonner inutilement des familles qui
n'ont rien à se reprocher. Notre étude peut éclairer
les médecins sur ces deux éventualités,
ce qui est bien puisque ce que l'on cherche, c'est la vérité."
Déjà, Jean Labbé a eu recours à son
étude à plusieurs reprises lors de témoignages
en cour. L'article pourrait bien devenir une référence
de choix dans les causes d'enfants maltraités puisque
Pediatrics est traduit en quatre langues et distribué
à travers le monde.
JEAN HAMANN
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