24 mai 2001 |
Révolutions, guerre civile, pogroms, collectivisation
forcée, goulags et purges, sans parler de l'exécution
sans procès de simples suspects, une violence brutale et
barbare a marqué l'histoire de la Russie au début
du 20e siècle, particulièrement durant la guerre
civile qui a suivi la Révolution d'octobre 1917 et au cours
des purges staliniennes qui ont débuté en 1936.
Dans son essai qui paraîtra conjointement ces jours-ci aux
Presses de l'Université Laval et aux éditions L'Harmattan,
Tristan Landry, ancien chargé de cours à l'Université
Laval et actuellement chercheur postdoctoral à l'Institut
d'études est-européennes de l'Université
libre de Berlin, s'interroge sur les causes profondes de ces atrocités
qui ont fait des millions de morts.
Intitulé La valeur de la vie humaine en Russie (1836-1936)
- Construction d'une esthétique politique de fin du monde,
son ouvrage démontre que la dévalorisation, voire
le mépris de la vie humaine dans la Russie soviétique,
en particulier sous la terreur d'État stalinienne, n'était
ni un système de valeurs imposé contre son gré
au peuple russe par ses dirigeants, ni un aspect intrinsèque
à l'idéologie communiste. Il s'agissait plutôt
d'un stéréotype dominant partagé à
tous les niveaux de la société, et consécutif
à la mise en place, longue et graduelle, d'idées
hétéroclites nées au siècle précédent.
Ces idées visaient la transformation en profondeur d'une
Russie très largement agraire et arriérée,
une société divisée entre une élite
déconnectée et des masses paysannes incapables de
comprendre les idées essentielles dont celle de progrès.
Un monde nouveau
Les intellectuels russes du 19e siècle, nourris aux
écrits de Karl Marx et Friedrich Engels, envisageaient
un monde nouveau pour une humanité nouvelle, sans capitalisme
et sans lutte des classes. "Ce genre de futur, explique Tristan
Landry, certains, dès le début du 20e siècle,
avaient compris qu'il ne se réaliserait pas sans casser
beaucoup d'oeufs. Et que quantités de sacrifices seraient
exigés par la révolution."
L'idée selon laquelle la vie humaine n'est plus qu'un moyen
pour atteindre un but, et non une fin en soi, remonte à
Lénine. Dans la philosophie politique de ce dernier, la
vie humaine doit avoir une utilité sociale. "Tous
les individus ne sont que des roues d'engrenage dans une grande
mécanique, poursuit le chercheur. Cela souligne l'importance
de la métaphore de l'horloge dans les écrits de
Lénine. De l'autre côté, il y a la métaphore
des insectes parasites qu'il faut éliminer et des plaies
qu'il faut nettoyer sur le corps social."
Justifier l'injustifiable
Dans son livre, Tristan Landry consacre de nombreuses pages
à la littérature russe de cette époque. Il
s'attarde tout particulièrement sur les romans La mère
(1906), de Maxime Gorki, et Comment l'acier fut trempé
(1936), de Nicolas Ostrovski. Le premier ouvrage raconte
l'histoire d'une femme de la classe ouvrière qui, à
la suite de l'arrestation de son fils par la police, décide
de le remplacer comme militante de la cause social-démocrate.
Le second livre raconte l'histoire d'un ouvrier sous le régime
tsariste qui embrasse la cause des Rouges durant la guerre civile,
avant de devenir membre actif du parti communiste.
Selon le chercheur, la littérature a constitué,
avec le temps, la solution esthétique ou formelle au problème
de la valeur de la vie humaine en Russie. "La thèse
que je défends, indique-t-il, est que les penseurs soviétiques
ne pouvaient faire autrement que de glisser vers la sphère
artistique pour se soustraire à la critique. Il était
en effet trop facile de démonter un système qui
s'appuyait sur une croyance en un avenir collectif lumineux mais
très lointain, en un monde meilleur qui peut-être
se réaliserait un jour. Ils ont donc formulé des
idées avec des images qui, comme la publicité de
nos jours, ne sont pas critiquables parce qu'elles s'inscrivent
dans le domaine de l'esthétique et du beau. On peut dire
qu'une chose est plus ou moins belle, mais on ne peut pas dire
qu'elle est fausse."
La littérature du réalisme socialiste, transfigurative,
vise l'harmonie universelle. Elle valorise l'abnégation
de soi, jusqu'au sacrifice de sa propre vie. Elle justifie la
violence tout en rendant supportable la misère du lecteur
dans sa vie quotidienne. "Solution transitoire, courroie
de transmission idéologique, la littérature est
militante et vise à achever la société communiste
future. Elle a comme objectifs de faire comprendre certaines réalités
et à en faire oublier d'autres", souligne Tristan
Landry.
Fait troublant, cette esthétique semble aussi être
un moyen, pour le lecteur, de donner un sens à sa vie.
"Paul Kortchagine, le héros de Comment l'acier
fut trempé, devient un modèle sur lequel calquer
sa vie, auquel on doit s'efforcer de ressembler, soutient le chercheur.
Même la structure narrative devient un moyen de penser ses
souvenirs, de projeter devant soi un but." En 1936, un lecteur
de ce roman écrivait: "Ici est exprimé le type
de l'homme nouveau socialiste dans son énergie... Comment
l'acier fut trempé doit être le livre [de chevet]
de chaque individu de notre heureuse patrie." Quelques années
plus tard, durant le siège de Stalingrad par l'armée
allemande, ce roman était lu dans tous les bataillons soviétiques.
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