19 avril 2001 |
ET SI LES NOIRS SE DÉCIDAIENT ENFIN À APPRENDRE
À FLOTTER
Le journal Le Soleil publiait le 22 février dernier,
sous la signature d'Alain Bouchard, un article intitulé
Un contraste vivant. Emmanuella Ruel, la Noire qui veut "flotter
vite" . Cet article comporte, à notre avis, un
traitement de l'information susceptible de contribuer à
la transmission d'une conception raciste des différences
entre les humains. Bien que l'article ne véhicule aucune
forme d'intolérance ou d'agressivité, on y retrouve
une conception des différences biologiques (ou "raciales")
qui est sans fondements scientifiques et qui ne fait qu'alimenter
les lieux communs et les préjugés envers les gens
étiquetés comme "Noirs".
D'abord, le titre de l'article présente la nageuse comme
étant "la Noire". Le sujet de l'article semble
justifier ce recours à une étiquette raciale,
mais le traitement même est biaisé, comme nous le
verrons. Le ridicule du titre tient surtout au fait que la nageuse
est ensuite présentée comme étant la fille
d'un "Blanc québécois" et d'une "Noire"
venue d'Haïti. On va même jusqu'à spécifier
plus loin qu'il s'agit d'une "mulâtre", un terme
désuet qui semble conçu pour évoquer la parenté
avec le mulet, et qui sort tout droit des contextes sociaux marqués
par le racisme (États-Unis, Haïti, Afrique du Sud,
etc.). Ce type de concept, en usage au moment de l'esclavage,
n'a aucun sens précis sauf celui de catégoriser
en fonction de la race, qui serait pure ou impure. La désignation
de la nageuse comme "la Noire" n'en apparaît que
plus ridicule, comme si l'existence d'ancêtres qui ne seraient
pas "blancs" à cent pour cent suffisait à
classer une personne dans la catégorie des Noirs. Cette
obsession pour la catégorisation raciale revient aussi
dans l'article à propos des "protégés
de couleur".
Il y a aussi l'argumentaire de cet article qui se drape dans une
certaine prétention scientifique - du genre: "la
moindre capacité de flotter des Noirs est fondée
hors de tout doute..." -, sous prétexte que le
journaliste s'appuie sur les opinions d'un professeur d'université
(en mathématiques), M. Jean-Marie de Koninck. Les recherches
en génétique ont démontré depuis longtemps
que les catégories raciales traditionnelles ne reposaient
sur aucun fondement génétique objectif. Les gènes
affectant la couleur de peau n'ont aucun lien avec ceux qui pourraient
affecter la musculature ou n'importe quel autre trait physique.
Que deux ou trois nageurs ayant la peau noire flottent moins bien,
que quelques douzaines de sprinters à peau noire courent
vite, cela ne permet en aucune façon de généraliser
ces caractéristiques à l'ensemble des gens à
pigmentation foncée et de supposer, par exemple, qu'un
échantillon de 500 Haïtiens "noirs" courrait
plus vite que qu'un échantillon de 500 Belges "blancs".
D'ailleurs, à l'époque où tous les finalistes
du 100 mètres olympique étaient blancs de peau,
jamais on n'a prétendu que "les blancs couraient plus
vite". Quant aux explications de ces dominations temporaires,
l'article aborde aussi le rôle de facteurs socio-économiques,
mais seulement après avoir établi ses pseudo-vérités
sur les attributs naturels des "Noirs". Si on ne peut
exiger d'un journaliste qu'il évite toute erreur scientifique,
on peut par contre s'attendre à ce qu'il évite de
colporter d'aussi énormes grossièretés sans
exercer le moindre sens critique et sans consulter des sources
d'information pertinentes.
Enfin, il importe de préciser qu'une telle présentation
des "faits", même si elle ne comporte en soi aucune
expression d'exclusion ou d'intolérance, entretient un
lien direct et étroit avec l'idéologie raciste.
Le fondement même de cette idéologie part d'une biologisation
des différences, pour les hiérarchiser ensuite.
Le message global de l'article est que les "races" humaines
seraient réellement et profondément différentes
les unes des autres, et il nous laisse ensuite juger si ces différences
seraient suffisantes pour entraîner ou justifier des hiérarchies.
Il ne s'agit nullement de nier les différences réelles,
mais le problème se pose à partir du moment où
on en invente d'autres et qu'on les généralise sans
aucune base scientifique. L'histoire est jonchée de ces
"vérités hors de tout doute" qui ont servi
de justifications au colonialisme, à l'esclavage et à
diverses formes de domination. Si on présente comme une
vérité scientifique le fait que les Noirs sont faits
pour la course, qu'est-ce qui empêchera de généraliser
par la suite à toute une série d'autres faussetés:
qu'ils sont faits pour la danse ou le basketball (et non pour
l'informatique), pour la récolte du coton (et non pour
la gestion des affaires), et ainsi de suite. Bref, que chaque
"race" serait biologiquement prédisposée
à occuper une certaine position dans la société
mondiale, en assumant bien sûr que les "Blancs"
seraient faits pour gérer le tout à leur profit.
On peut rappeler à M. Bouchard cette réflexion de
Carl Witchel (Dossier Racisme - Ligue des droits et libertés
- Printemps 1995): "Les spécialistes en sciences
sociales [...] doivent être très critiques envers
toute tendance à la catégorisation dans l'étude
de groupes de populations. La transformation d'un concept mythique
tel la race en une catégorie descriptive, peut amener à
des conclusions qui concernent davantage la classe sociale, par
exemple, que la couleur de la peau." (p. 10).
En terminant, rappelons, au bénéfice de ceux qui
cherchent encore un lien entre la teneur de cet article et le
racisme (même inconscient), les propos de Jean-Marie Le
Pen, leader du Front national (parti d'extrême-droite en
France) qui, après avoir crânement affirmé
devant les caméras qu'il ne croyait pas à l'égalité
des races, a cru bon d'ajouter tout de suite après, pour
préciser sa pensée, que "oui, les Noirs courent
plus vite".
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