Thierry Wirth et Louis Bernatchez, du Groupe interuniversitaire
de recherches océanographiques du Québec (GIROQ)
annoncent, dans l'édition du 22 février de Nature,
qu'un pan de cette histoire est de la fiction. En effet, contrairement
à la partouze internationale annoncée, les anguilles
s'accoupleraient essentiellement avec des congénères
provenant de la même région géographique.
Les chercheurs arrivent à cette conclusion après
avoir étudié l'ADN de spécimens d'Anguille
européenne capturés dans les rivières de
13 régions d'Europe et d'Afrique. Leurs analyses révèlent
une identité génétique très structurée
dans chaque population d'anguilles. Les différences génétiques
entre populations augmentent même en fonction de la distance
géographique qui les sépare. Ainsi, les empreintes
génétiques des anguilles provenant de France ressemblent
davantage à celles des anguilles d'Italie qu'à
celles des anguilles de Finlande. Ces observations vont tout
à fait à l'encontre de l'hypothèse qui prévalait
depuis les années 1920, selon laquelle un vigoureux brassage
de gènes survenait dans les eaux de la mer des Sargasses.
"La reproduction entre anguilles de tout le continent européen
ne se produit pas de façon aléatoire, résume
Louis Bernatchez. Il existe une certaine indépendance
démographique entre anguilles de différentes régions,
contrairement à ce qu'on a toujours cru. Il y a certainement
des échanges génétiques entre anguilles
des différents systèmes hydriques européens,
mais ils sont limités, ce qui crée des populations
locales."
Comment expliquer cette ségrégation? "Nous
ne croyons pas que les anguilles sélectionnent leurs partenaires
en fonction de leur provenance géographique, avancent
les chercheurs. La preuve en est que l'Anguille européenne
s'accouple même parfois avec l'Anguille américaine.
L'explication la plus probable est que les anguilles de différentes
régions arrivent dans la mer des Sargasses par vagues,
à différents moments de la saison de reproduction."
Les résultats de cette
recherche vont chambarder la façon dont les ensemencements
sont faits en Europe
Sans dessus dessous
Le rôle de la mer de la mer des Sargasses comme seul
et unique lieu possible de reproduction pour cette espèce
n'est pas remis en question. "La capture de larves âgées
d'à peine quelques jours est une preuve irréfutable
que la reproduction s'y déroule, probablement à
des profondeurs avoisinant 700 mètres. Par contre, personne
n'a encore capturé d'adultes en mer, de sorte que leur
parcours exact est encore un pur mystère", reconnaît
Louis Bernatchez.
La découverte des chercheurs du GIROQ aura des répercussions
pratiques sur la gestion des stocks d'Anguille européenne.
Dans un message adressé à Louis Bernatchez, Håkan
Wickström, spécialiste du Conseil national suédois
des pêches, avouait que leur découverte allait "virer
sans dessus dessous notre gestion de l'espèce". En
effet, les Européens effectuent beaucoup d'opérations
d'ensemencement à partir des jeunes stades d'anguille,
sans tenir compte de leur provenance, puisqu'ils croyaient avoir
affaire à une seule grande population. "Par souci
du maintien de l'intégrité génétique
naturelle, il est certain que nos résultats vont chambarder
la façon dont les ensemencements sont faits en Europe",
estime Louis Bernatchez.
Pour l'instant, les deux chercheurs refusent d'extrapoler leur
découverte à l'Anguille américaine. "Nous
terminons présentement des travaux sur cette espèce
et nous gardons la surprise pour plus tard!", commente mystérieusement
Louis Bernatchez.
JEAN HAMANN
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