4 janvier 2001 |
COMBIEN SOMMES-NOUS À TROUVER ÇA BEAU DE LOIN
?
Ce matin, Caroline B. m'a téléphoné. Elle
m'a dit: ça y est, je pars, j'ai une mission. Tanzanie.
Camp de réfugiés rwandais, 150 000 personnes. Un
an. Quinze jours de vacances au bout de six mois. Le courrier
met entre quatre et huit semaines pour arriver.
Qu'y a t-il de si spécial ? Oh, pas grand chose Des tas
de gens travaillent dans l'humanitaire, depuis des tas d'années.
Sauf que Caroline B., c'est mon amie. Qu'elle est, comme moi,
un pur produit de la société. Française,
certes, mais c'est un détail. Un pur produit de notre belle
société occidentale, modèle américain.
Tellement adaptée et adaptable qu'elle a réussi
brillamment à l'école, fait de hautes études
commerciales. Elle s'est même trouvé un bon boulot
ensuite, bien rémunéré, dans une grosse entreprise
automobile, pour faire de l'audit financier. Ça rapporte.
C'est utile quand on veut rembourser les emprunts contractés
pour étudier. La boucle est bouclée.
J'ai fait pareil, autre secteur, autre job. Bel avenir, belle
carrière, bon salaire. De quoi rembourser, se payer appartement,
voiture, fringues et le reste. Quoiqu'au bout d'un moment, on
s'est demandé à quoi ça servait: le temps
de rien faire. On court, on court. Jusqu'au ras-le-bol, la remise
en cause et, au bout du compte, une seule question: pourquoi ?
Déjà, à 24 ans. Aïe.
Deux amies, deux réponses. Moi j'ai dit: retour aux études,
j'en profite pour réfléchir et "capitaliser
sur l'avenir". Elle s'est dit: et si j'allais aider des gens?
Et voilà sur quoi je la quitte en septembre pour venir
ici, au Québec, MBA en administration. Qu'est-ce que j'entends?
Marre du paradigme économique, vivement qu'il s'écroule
qu'on puisse respirer Boulomanie, stress, burn out un coup
d'introduction des émotions et de la spiritualité
dans les organisations pour pallier à tout ça "La
quête du sens" S i, si, je vous assure, ça
se trame dans les bas-fonds étudiants Je le sais, j'en
suis. Explosera, explosera pas? Optimistes, pessimistes Ah ça!
On s'enthousiasme! On en parle, du "système"
pourri et de tout ce qu'il faudrait faire !
Et puis, Caroline B. me téléphone ce matin et me
dit : ça y est, je pars dans dix jours, dans la brousse
pour un an, j'aurai de quoi manger. Choc.
Retournée, j'en parle aujourd'hui autour de moi: étudiants
en bio, en psycho, en journalisme, en sciences po, en relations
internationales, en management, cinq, dix, quinze personnes. Une
seule et même réaction: waow ! Admiration. Combien
sommes-nous? Combien sommes-nous à trouver ça beau?
Combien sommes-nous à trouver ça beau de loin ?
Je réponds: merci, Caro. Merci de me montrer que j'ai raison
de ne plus écouter les nouvelles à cause des horreurs
qu'on y montre et qui m'empêcheraient de dormir. Merci d'y
aller en sachant que tu ne feras rien changer. Merci de me mettre
dans la face qu'on peut balancer banquier, pression familiale,
voie tracée par d'autres, ambitions sociales et perspectives
de profits pour faire quelque chose qu'on a au fond de soi. Merci
de me montrer que je n'en ai pas le courage mais beaucoup de talent
pour m'en excuser.
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