7 décembre 2000 |
"Nous errons sans boussole dans un monde que nous savons
manipuler, mais que nous ne savons pas orienter."
Sociologue des religions, Danièle Hervieu-Léger enseigne à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris. Le jeudi 30 novembre, elle participait, avec deux autres conférenciers, à la conférence de la Chaire publique de l'Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits aux études supérieures. L'événement, qui s'est tenu à l'Agora du pavillon Alphonse-Desjardins, avait pour thème: "La morale et l'individu contemporain: quels repères?"
Les contradictions de notre modernité
Trois nouvelles récentes, tirées de l'actualité
française, ont servi d'introduction à l'exposé
de Danièle Hervieu-Léger, soit la naissance d'un
bébé génétiquement sélectionné,
le bannissement de la viande de boeuf des restaurants scolaires,
et le lancement précipité d'un plan radical d'élimination
des farines animales dans l'alimentation du bétail. Selon
elle, les contradictions de notre modernité se retrouvent
dans ces exemples dont les symboles sont l'hymne à la toute-puissance
de la science, la montée des peurs irrationnelles et l'impuissance
du politique. Ce "triangle fatal" est, selon elle, la
preuve que nous avons perdu nos repères.
Crise radicale, société d'individus, valeurs molles,
petites solutions spirituelles individualisées, Danièle
Hervieu-Léger brosse un tableau plutôt sombre du
monde actuel. Si l'affaissement des valeurs communes a libéré
l'individu de "la tutelle oppressante des systèmes
du croire", dit-elle, il a obligé ce dernier "à
reconstruire par lui-même, par petits bouts, à partir
de ses aspirations et de ses expériences, le sens de son
existence". Elle souligne toutefois l'émergence de
deux phénomènes porteurs de sens: l'affirmation
communautaire et "les petits codes communautaires de la vérité".
Pour sa part, Soheil Kash, professeur de philosophie à
l'Université libanaise de Beyrouth et professeur invité
à l'Université Laval, souligne que le progrès
en Occident s'est fait au détriment de la solidarité,
de la cohésion interne, de l'esprit de corps qui caractérisaient
les sociétés traditionnelles. "À cause
du manque de solidarités, explique-t-il, l'individualité
s'est transformée en individualisme, en égoïsme
et en désintérêt." Deux phénomènes
découleraient de ce constat: des électeurs s'abstiennent
de voter et des jeunes se suicident.
Selon Jacques Racine, professeur en éthique à la
Faculté de théologie et de sciences religieuses,
la morale se définit comme la recherche, pour tout individu,
du bien et du juste. L'individu, lui, constitue un sujet unique
qui évolue dans un réseau d'appartenances et de
solidarités et qui a besoin de repères pour le guider.
"De tout temps, indique-t-il, les humains ont cherché
des réponses à saveur universelle. Les 10 commandements
de Dieu ont constitué un repère très significatif
depuis 3 000 ans. Une seconde codification est la Déclaration
universelle des droits de l'Homme à la fin de la Seconde
Guerre mondiale où l'on dit que c'est seulement dans la
communauté que l'individu peut se développer totalement."
Un pas vers le totalitarisme
Lors de la période de questions, Soheil Kash a mis
l'auditoire en garde contre le risque, pour une société
d'individus, de verser dans le totalitarisme. Selon lui, le décalage
observé entre l'État et les citoyens, décalage
qui s'incarne dans la "majorité silencieuse"
et ceux et celles qui s'abstiennent de voter, peut donner naissance
à une masse mal informée et facile à manipuler.
Il s'avère donc primordial de rebâtir les ponts entre
le citoyen et "l'espace mythique des affaires publiques".
Pour Jacques Racine, la solution à la quête de sens
du monde moderne passe par l'engagement. "Au coeur de cette
démarche, explique-t-il, nous réussirons certainement
à retrouver, d'une certaine façon, ce que nous sommes.
Nous retrouverons aussi, je pense, une ouverture sur l'absolu."
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