19 octobre 2000 |
Lorsque Mircea Vultur a levé la tête pour la première
fois et regardé le ciel de Paris, en 1994, il y a vu la
liberté. À contrario, le ciel roumain de Bucarest,
la capitale de son pays, ressemblait toujours, selon lui, à
un horizon bouché par des barreaux de prison, même
après la chute du communisme. "Les gens en Occident
ne se rendent pas compte de leur richesse, lance cet étudiant
au doctorat en sociologie. La liberté, c'est un peu comme
la santé, on prend conscience de son existence quand on
n'en dispose plus." Pas de doute, la pensée, la philosophie
et même le lyrisme de Mircea Vultur témoignent mieux
que tout passeport de ses origines européennes orientales.
Installé depuis quatre ans au Québec, il met la
dernière main à un doctorat en sociologie à
l'Université Laval, qu'il prépare sous la direction
de Daniel Mercure.
Le jeune homme appartient à une génération-charnière
d'intellectuels roumains. Alors qu'il amorçait ses études
universitaires, le régime s'effondrait après plusieurs
décennies de dictature communiste. Sa formation, commencée
sous le signe de la faucille et du marteau, a donc connu brusquement
un virage à 180 degrés. "La première
année à l'Université de Bucarest a été
formidable, une énorme explosion de liberté, raconte-t-il
une étincelle au coin de l'il. Les étudiants participaient
aux réformes, et on a même mis sur pied un tribunal
du peuple pour destituer les professeurs qui ne voulaient pas
changer." En quelques mois, il acquiert des notions sur le
capitalisme et l'économie de marché dont il ignorait
tout peu de temps auparavant. Et il nourrit le rêve d'aller
étudier à Paris, la capitale culturelle de l'Europe
selon lui.
Des mythes qui persistent
Libéral invétéré et même
radical à son arrivée en France, le jeune étudiant
découvre avec stupéfaction en participant à
des débats et à des conférences que l'idéal
du collectivisme survit dans l'intelligentsia française.
Ses professeurs lui expliquent avec sérénité
que l'échec politique du modèle communiste à
l'Est constitue une erreur de parcours et ne remet pas en cause
la pertinence des théories marxistes. Un discours difficile
à accepter pour un Roumain qui a subi le terrorisme de
l'État.
De toute façon, au milieu des années 1990, Mircea
Vultur ne pense pas à faire carrière à l'étranger.
Il rêve plutôt d'aider son pays à amorcer le
virage vers l'économie capitaliste. Le coeur plein d'espoir,
il s'inscrit donc à l'École doctorale en sciences
sociales d'Europe centrale, une institution située à
Bucarest et destinée à former justement de futurs
cadres. Mais il constate rapidement l'échec du processus
d'intégration d'une partie de l'Europe de l'Est, et dénonce
l'érection "d'un nouveau mur de Berlin" entre
les pays aidés par l'Europe de l'Ouest et les autres, dont
la Roumanie. Trop à l'étroit dans sa patrie, le
jeune homme décide alors de se tourner vers l'Amérique.
"Son image de démocratie complète, d'anti-autoritarisme,
m'a toujours fasciné, explique-t-il. Nous, qui en Roumanie,
avons attendu 50 ans les Américains, je me suis dit que
je pouvais bien aller chez eux. "
Fidèle à ses racines
Francophone avant tout, Mircea opte pour le Québec
et l'Université Laval afin d'accomplir son doctorat dans
les meilleures conditions possibles. Pourtant, même s'il
ne se lasse pas de louanger l'autonomie intellectuelle dont il
jouit dans son nouveau pays d'adoption, il n'en oublie pas pour
autant ses racines. Ainsi, "par devoir de mémoire",
il travaille depuis plusieurs années pour sa thèse
sur les effets de l'expérience collectiviste sur les comportements,
et le travail des personnes sur lesquelles ce modèle s'appliquait.
"Je pense qu'on est trop rapidement évacué
le bilan de l'expérience communiste, affirme l'étudiant.
Du coup, les problèmes qui en découlaient sont refoulés.
Il faut davantage expliquer à l'Occident cette expérience
de désarticulation sociale."
Pour nourrir sa thèse, Mircea Vultur a comparé deux
villages de Transylvanie en Roumanie, sa région d'origine
ainsi que celle du célèbre Dracula. L'une de ses
localités d'environ 500 habitants a vu ses terres collectivisée
et l'État prendre en charge toute la production agricole
en 1962, tandis que dans l'autre, les propriétaires ont
conservé leurs parcelles, comme ce fut le cas pour environ
10 % des villages roumains. En menant des entrevues de fond avec
les paysans, l'étudiant a rapidement constaté des
différences marquantes entre les deux groupes de villageois.
"Ceux qui ont été collectivisés ressemblent
à des orphelins de l'agriculture, indique-t-il. Ils n'ont
plus de sentiments forts pour la terre, et attendent toujours
que l'État prenne l'initiative et agisse pour eux. Les
autres accèdent par contre bien plus facilement à
l'économie de marché car ils sont habitués
à s'adapter."
L'étudiant au doctorat se donne encore quatre mois pour
déposer sa thèse, un travail qui a pris du retard
avec les cours qu'il assume déjà au Département
de sociologie, dont celui de sociologie au travail. Bien décidé
à ne pas rentrer en Roumanie à l'issue de son diplôme
pour "ne pas se faire avaler par le système",
Mircea Vultur envisage désormais son avenir ici, sur un
continent qui offre selon lui "les meilleures conditions
pour amorcer un destin individuel et une carrière".
Et on peut supposer, sans risque de se tromper, que ce ne sera
ni dans une commune, ni dans une coopérative.
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