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14 septembre 2000 ![]() |
CHARGÉS DE COURS ET DUPLESSISME
Dans son édition du 2 septembre dernier, Le Devoir
insérait un feuillet double en papier glacé pour
mieux faire connaître les conditions de travail des chargés
de cours par la population québécoise. Je me réjouis
de cette initiative des syndicats participants (CSN-FNEEQ, CSQ,
CUPFA et SCFP) et les en félicite. Un aspect important
de la vie des chargés de cours, toutefois, est absent de
ce document: celui de l'accès à l'emploi. Quand
j'évoque l'accès à l'emploi, je ne parle
pas seulement de précarité (le document du Devoir
explique adéquatement en quoi celle-ci consiste)
mais bien du droit fondamental de travailler, tout court. Car
nous aurions beau voir nos salaires grimper au niveau de celui
des professeurs, X dollars multiplié par zéro, ça
ne fera toujours que zéro. Et comment les chargés
de cours peuvent-ils en arriver à ne pas "travailler
tout court"?
Beaucoup de tits-boss usurpent leurs pouvoirs - déjà
démesurés et (trop) joliment appelés "discrétionnaires"
- pour faire des ménages parfois draconiens dans leur bassin
de chargés de cours. Pourquoi liquider si cavalièrement
des enseignants chevronnés possédant en moyenne
comme bagage quelque vingt-sept ans de scolarité, un bon
quart de siècle d'expérience d'enseignement (dont
une quinzaine dans l'université où ils travaillent)
et quelques publications majeures? C'est là le gros bobo
que le petit document du Devoir ne mentionne pas.
Depuis que les chargés de cours se sont accrédités,
depuis qu'ils se sont joints à des syndicats parapluies
pour protéger leurs (maigres) droits, ils sont devenus
des parias pour ceux qui voudraient encore, comme dans le bon
vieux temps, embaucher et congédier les membres de leur
personnel selon leur humeur du jour, le tour de taille de
la chargée de cours ou la vitesse du vent. On appelle
cela l'ARBITRAIRE, le meilleur ami du power tripper, et
Dieu sait qu'il s'en trouve plusieurs, de ces Napoléon
le Petit, aux échelons inférieurs de nos hiérarchies
universitaires.
L'arbitraire, c'est ce contre quoi nous nous battons depuis que
nous sommes syndiqués et ce n'est pas un ennemi facile
à abattre. Mais comment peut-on, arbitrairement, virer
des chargés de cours protégés par des conventions
collectives? Nous y voici. Nos conventions collectives, obtenues
à l'arraché après moult séances de
négo entre nos représentants syndicaux et les gens
du patronnat, sont des fromages Emmenthal. Bien sûr, à
force de s'estiner avec les patrons, nos syndicats obtiennent
ici et là un petit congé de maternité, un
bonus de garderie et autres pinottes du genre: ça, c'est
le fromage. Mais quand vient le temps des questions sérieuses
- comme l'accès à l'emploi -, on trouve les trous,
dans lesquels certains directeurs d'unité à l'éthique
étique ont vite fait de voir une bonne occasion de glisser
leur mauvaise foi en virant ces chargés de cours tannants,
qui leur lient les mains, avec leur ancienneté, leurs PECC
et autres atouts durement gagnés mais contraignants.
Du jeune temps de Jimmy Hoffa, les SCABS remplaçaient les
grévistes en les chassant à coups de battes de baseball
et tout rentrait dans l'ordre pour les patrons. Aujourd'hui,
les choses ont beaucoup évolué: c'est avec raffinement
que l'on se débarrasse des employés syndiqués.
Ainsi, cet automne, pour la première fois dans l'histoire
du Département des littératures à l'Université
Laval, aucun-e chargé-e de cours n'a obtenu la moindre
tâche en littératures française et québécoise,
et tout s'est fait en douce... dans la plus parfaite légalité.
(,,,) La passe-passe? Suffisait d'y penser: on remplace tous ces
indésirables par des étudiants (première
année de doctorat, gentil-soumis, en début de carrière,
expérience d'enseignement frisant le zéro) ou des
EENI (engins enseignants non identifiés) baptisés
aléatoirement "professeurs invités". On
est même allés en chercher en France, de ces EENI:
ça, ça doit aider dans la lutte contre le déficit
lavallois. Et les étudiants pour enseigner, ça coûte
moins cher, ça va faire plaisir à monsieur Tavenas?
Nenni: ces étudiants-là sont rémunérés
au même taux horaire qu'un chargé de cours. Alors
le coup du budget serré, siou plaît, épargnez-le-nous
pour cette fois.
Notre convention collective prévoyant que tout directeur
d'unité a le droit d'embaucher n'importe qui pour enseigner
dans SON unité (la totalité des cours attribués
aux "inclassables" à la grandeur de tout le campus
ne devant pas dépasser 15 % des cours totaux à donner:
allez donc vérifier ça...), voilà donc que
nous sommes remplacés par des étudiants et des EENI
"venus d'ailleurs" (et qu'on ne vienne pas m'embêter
avec des histoires de racisme, de xénophobie ou de "métèques
à la peau blanche": les Européens n'ont pas
de leçon à nous donner en matière de protectionnisme
et ils oublient que les Nègres blancs, en Amériques,
c'est nous).
Raisons pour justifier ce grand nettoyage d'automne: 1) il faut
bien que les étudiants du troisième cycle se fassent
les dents en enseignement; 2) ces étudiants seront sous
la tutelle de "vrais" professeurs. Pour le numéro
deux, on la connaît la "tutelle" en question:
une ou deux réunionnettes avec le coordinateur du cours
et hop! en classe. Quant à se "faire les dents"
sur les étudiants du premier cycle, je trouve le procédé
d'une déontologie pour le moins douteuse. Non seulement
c'est en première année du premier cycle que les
cours sont les plus difficiles à donner (c'est à
ce moment-là que les étudiants décident de
poursuivre leurs études ou non), mais ces étudiants
paient le même prix pour un cours que ceux des autres cycles.
Si je me retrouvais dans leurs souliers, moi, dans un cours donné
par un étudiant (qui ne possède, au fond, que quelques
années d'instruction de plus qu'eux), j'irais chez monsieur
le Registraire et je demanderais un remboursement, tout comme
on retourne un litre de lait sûr au dépanneur du
coin.
Quand je pense que depuis des mois et des mois, on parle de nous
dans les journaux comme des sous-professeurs dont l'embauchage
"massif" risque de compromettre la qualité de
l'enseignement universitaire. Laissez-moi rire.
Quoi qu'il en soit, si les étudiants se sentent lésés
de quelque manière que ce soit dans ce dossier, à
eux de partir en croisade. Pour ma part, en tant qu'employée
syndiquée vivant au XXIe siècle, je tiens à
dénoncer haut et fort le fait que certains de nos tits-boss
de mauvaise foi, s'adonnant à des pratiques dignes d'un
capitalisme sauvage, contribuent à faire régresser
la chose syndicale aux temps de Duplessis. Pis encore: on se croirait,
ici, dans Germinal, Part Two.
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