7 septembre 2000 |
Dans le noir, la salle retient son souffle. Lentement, le chef
d'orchestre lève sa baguette et les notes de musique éclatent.
Tout à son plaisir, le mélomane ne peut imaginer
qu'à quelques mètres à peine de son fauteuil,
les interprètes sur scène endurent mille maux. Pourtant,
une thèse de doctorat le révèle, la plupart
des instrumentistes d'orchestre symphonique, tant à Québec
que Montréal, souffrent de blessures professionnelles,
et surtout de stress. L'imposante recherche de Denis Perron, récemment
diplômé au troisième cycle de la Faculté
des sciences de l'éducation, permet de donner enfin la
parole à ces interprètes, souvent noyés dans
la masse de l'orchestre.
Enseignant en musique au primaire, Denis Perron ne pensait pas,
au début de son travail, interroger les musiciens de l'OSQ
et de l'OSM sur les difficultés psychologiques et physiques
qu'ils rencontrent dans l'exercice de leur métier, car
sa thèse portait essentiellement sur les cheminements d'instrumentistes
d'orchestres symphoniques. "Cette question a surgi spontanément
au cours des entretiens que j'ai eus avec les instrumentistes,
car tous m'en parlaient, raconte le chercheur. Plusieurs facteurs
expliquent en fait l'ampleur du phénomène des blessures
professionnelles, comme les gestes répétitifs, la
position asymétrique des musiciens, la surcharge de travail,
et finalement le stress."
De la douleur à la terreur
Au cours des entretiens qu'il a réalisés avec
24 interprètes des deux orchestres, Denis Perron a entendu
de multiples histoires d'horreurs. Il a constaté notamment
que certains interprètes reprennent le travail même
si leur tendinite les fait encore grimacer de douleur, et que
des musiciens en viennent à prendre des médicaments
régulant le rythme cardiaque, simplement pour ne pas trembler
devant le chef. Un chef d'orchestre qui "peut aussi s'acharner
sur un individu en lui demandant continuellement de reprendre
un passage qu'il juge insatisfaisant lors des répétitions,
ou faire reprendre l'orchestre tout entier lors de l'entrée
d'un instrumentiste", écrit-il dans sa thèse.
En fait, selon la plupart des témoignages recueillis par le chercheur de façon anonyme, certains chefs se comporteraient presque comme des tyrans, en particulier lorsqu'ils sont invités par l'OSQ et l'OSM à l'occasion d'un concert unique. Plusieurs semblent d'ailleurs éprouver des difficultés avec les interprètes féminines qui, selon un préjugé tenace, auraient tendance à jouer moins fort que leurs collègues masculins. Mais les dirigeants en titre des orchestres n'échappent pas non plus aux jugements des instrumentistes. Selon plusieurs de ces derniers, les chefs tentent souvent de donner leur propre couleur musicale à l'orchestre lors de leur nomination. Et n'hésitent pas, par conséquent, à se départir des dirigeants de section, cordes, bois ou cuivres, en invoquant "la raison musicale" pour les licencier en toute impunité.
Des codes et des rites complexes
En interrogeant longuement les musiciens sur leur formation
et leur carrière, Denis Perron, qui a travaillé
sous la direction de Renée Cloutier, professeure au Département
des fondements et pratiques en éducation, a découvert
un monde extrêmement codifié, dont il ne soupçonnait
pas la complexité. Les parcours professionnels varient
en effet beaucoup, entre les petits prodiges qui ont démarré
le violon à trois ans et le trompettiste découvrant
un peu par hasard son instrument à l'école secondaire.
Mais c'est surtout l'arrivée à l'Orchestre qui ressemble
à un véritable rituel.
Le chercheur décrit ainsi en détail l'audition, ce sésame pour une éventuelle embauche, mais aussi véritable cauchemar pour les instrumentistes, qui se déroule derrière un rideau afin que le jury se prononce uniquement sur ce qu'il entend. Une fois cette épreuve réussie, l'heureux candidat doit attendre un ou même deux ans avant de voir sa place dans l'orchestre confirmée, au terme d'une évaluation qui prend en compte aussi bien ses performances que ses relations avec ses pairs dans sa section musicale. Enfin, la position qu'occupe le musicien dans l'orchestre reflète aussi sa place dans cette construction hiérarchique délicate. Les postes les plus prestigieux se trouvant en effet près du chef et du public.
Une carrière dans un orchestre symphonique ne semble donc pas constituer une véritable partie de plaisir, à la lecture de la recherche entreprise par Denis Perron. Les multiples sacrifices consentis par les musiciens tout au long de leur enfance et de leur vie adulte valent-ils la peine, surtout, comme l'écrit le chercheur, lorsque le musicien assimile son rôle "à celui d'un exécutant pratiquement inaudible qui s'insère à l'intérieur d'un ensemble"? La question a au moins le mérite d'être posée.
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