24 août 2000 |
Êtes-vous "émotionnellement intelligent" ? Depuis la parution, en 1995, du best-seller L'Intelligence émotionnelle, ce concept avant-gardiste, qui ouvre la porte sur les habiletés sociales de l'individu, a fait fureur à travers le monde. De l'empathie à la résolution de problèmes, l'intelligence émotionnelle, telle que présentée par les auteurs d'ouvrages de psychologie populaire, se veut la clé du succès dans la vie. Une approche fourre-tout qui fait de plus en plus sourciller les chercheurs dans le domaine.
En quelques mots, l'intelligence émotionnelle réfère aux capacités adaptatives autres que purement cognitives chez l'humain. Ces habiletés consistent notamment à pouvoir comprendre les comportements non verbaux chez les autres. Le leadership et la créativité sont des exemples d'applications de l'intelligence émotionnelle. En bref, le fait d'être à l'écoute de ses propres émotions et de celles d'autrui peut entraîner un mieux-être dans toutes les sphères d'activité, que ce soit au travail, à l'école ou chez soi.
Un orateur émotif et humoristique
Le jeudi l7 août dernier, dans le cadre du onzième
congrès bisannuel de la Société internationale
de recherche sur les émotions (ISRE), le psychologue et
professeur Peter Salovey, de l'Université Yale, aux États-Unis,
a prononcé une conférence sur l'intelligence émotionnelle.
Peter Salovey est l'un des pionniers de ce concept dont la première
définition formelle remonte à 1990.
Pour introduire son sujet, Peter Salovey est remonté à 1988 alors que la course à l'investiture pour la présidence américaine battait son plein. Le sénateur Gary Hart était en lice pour la chefferie du parti démocrate. Mais la mise au jour de sa liaison extra-conjugale le força à démissionner de la course. "Ce qui m'a fasciné, a expliqué le conférencier, est la manière dont Hart a été décrit par les médias après avoir abandonné : "émotionnellement borné", "incapable d'empathie", "incapable de percevoir les réactions émotionnelles chez les autres", "sentiment d'invulnérabilité", "prend des risques sans se soucier des conséquences." Pourtant, cette personne n'était pas stupide. C'était un homme intelligent. Mais il y avait quelque chose d'incroyablement mal adapté dans son comportement."
Reculant plus loin dans le temps, Peter Salovey a cité le psychologue O.H. Mowrer qui, en 1960 et à contre-courant de son époque, écrivait que "les émotions... ne méritent pas du tout d'être mises en opposition avec l'"intelligence"... elles sont, semble-t-il, elles-mêmes une forme élevée d'intelligence".
Trente ans plus tard, soit en 1990, Peter Salovey et son collaborateur John D. Mayer présentaient l'intelligence émotionnelle comme "la capacité de comprendre les émotions en soi et chez les autres, et d'utiliser ces émotions comme des guides informationnels pour la pensée et l'action". Leur modèle conceptuel comprenait trois parties. Sept ans plus tard, les deux chercheurs accouchaient du Modèle à quatre branches de l'intelligence émotionnelle, soit la perception/expression des émotions, leur utilisation, leur compréhension et leur gestion.
Un des nombreux tests mis au point aux États-Unis pour mesurer l'intelligence émotionnelle s'adresse aux enfants de cinq ans. Il consiste à leur donner un biscuit ou une guimauve en leur expliquant qu'on leur en donnera deux autres, cinq minutes plus tard, s'ils s'abstiennent de manger le premier. Un suivi, effectué plusieurs années après auprès des mêmes enfants, a révélé que ceux qui, plus jeunes, n'avaient pas mangé tout de suite leur biscuit ou leur guimauve avaient mieux réussi leur test d'aptitude scolaire
Un grand succès de librairie
Un des temps forts de la "décennie du cerveau",
pour reprendre l'appellation des psychologues pour les années
1990, a certes été la parution, en 1995, du livre
L'Intelligence émotionnelle du journaliste scientifique
américain Daniel Goleman. Succès de vente s'il en
est un, ce livre se serait vendu à ce jour à 4,5
millions d'exemplaires à travers le monde. "L'auteur
nous a rendu service en rendant publique l'importance de la recherche
sur les émotions, a expliqué Peter Salovey. L'idée
de Goleman était d'amener les gens à croire que
les émotions sont importantes et qu'elles représentent
la clé du succès dans la vie. Mais en faisant cela,
il est allé bien au-delà de la science et il a écrit
un livre populaire qui est un peu une exagération de ce
que savent les chercheurs."
En 1995, les médias d'information, américains et étrangers, ont traité abondamment de ce sujet. Une revue allemande a indiqué que le politicien allemand Richard von Weizsäcker possédait un équilibre parfait entre son quotient intellectuel et son intelligence émotionnelle. Le magazine a également souligné la difficulté du président américain Bill Clinton à contrôler ses pulsions ! En fait, le seul compte rendu critique - "très cynique", aux dires du conférencier - est venu de France. "Le titre du journal était quelque chose comme : "Le souvenir d'émotions passées", a rappelé Peter Salovey. Le ton de l'article ressemblait à : "Mais bien sûr, tout ceci est vrai. Tous les Français le savent. Cela fait partie de notre culture. L'intelligence émotionnelle est la manière d'être intelligent. C'est drôle que les Américains ne le découvrent que maintenant !"
Sur le plus récent ouvrage de Goleman (L'Intelligence émotionnelle - Cultiver ses émotions pour s'épanouir dans son travail), le conférencier a parlé de dérapage. "Tout à coup, l'intelligence émotionnelle est 22 choses différentes : la jugeote en politique, l'orientation d'un service à la clientèle, le bon fonctionnement en groupe, etc. Vous savez, ce sont là des choses qui pourraient être l'aboutissement de l'intelligence émotionnelle, mais qui ne sont certainement pas de l'intelligence émotionnelle."
Selon Peter Salovey, le concept d'intelligence émotionnelle est devenu semblable à une tache d'encre du type de celles utilisées lors des tests psychodiagnostiques Rorschach. "Tout ce qui apparaît important et que l'intelligence ne mesure pas, a-t-il dit, relève maintenant de l'intelligence émotionnelle. Je trouve cela problématique." Il a poursuivi en disant qu'il reçoit régulièrement des appels en provenance d'établissements collégiaux désireux de faire passer un test d'intelligence émotionnelle à leurs nouveaux candidats. Cela, dans le but de savoir si leur quotient intellectuel est suffisamment élevé. "Cela me rend nerveux", a-t-il admis.
Peter Salovey a conclu son exposé en disant que le concept d'intelligence émotionnelle demeure assez prometteur. Il a également dit retirer une certaine fierté de voir ce concept intégrer lentement la culture populaire. À preuve : cette bande dessinée récente du personnage de Dilbert qui en faisait mention, de même que cette petite annonce parue dans le journal local de M. Salovey dans laquelle une femme de 39 ans, à la recherche d'un compagnon, se décrivait comme "émotionnellement intelligente".
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