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30 mars 2000 ![]() |
On les croyait repliés à l'Ouest de l'Ile de Montréal, rongeant leur frein sur un territoire qui ne cesserait de rétrécir comme peau de chagrin, pleurant sur leur passé de dominateurs, et leurs amis exilés. Il suffit pourtant de lire Feeling comfortable? de Martha Radice pour comprendre que les Anglo-Montréalais se sentent bien plus l'aise à Montréal que leurs médias et leurs politiciens ne le laissent entendre. Ce livre un brin iconoclaste, publié récemment aux Presses de l'Université Laval, constitue le fruit du travail de maîtrise de cette étudiante en anthropologie. Au fond, Martha Radice constituait sans doute la meilleur candidate pour ce type de recherche, puisque cette jeune femme d'origine britannique et parfaitement bilingue a un pied dans chaque culture.
Arrivant en 1997 de l'Ile de la Réunion, où elle a effectué un baccalauréat en anthropologie après un premier cycle universitaire en linguistique dans son pays natal, la Grande-Bretagne, l'étudiante a découvert avec curiosité l'existence des Anglo-Montréalais, grâce à Claude Bariteau, son directeur de recherche. À l'instar d'autres étudiants qui partent étudier les murs de tribus aborigènes, ou de certaines tribus indiennes au Mexique, elle a plongé dans leur univers en passant plusieurs mois dans une famille anglophone à Montréal-Ouest, puis à Westmount.
"Cela correspond à un nouveau courant en anthropologie, précise Martha Radice, d'étudier non seulement des groupes marginalisés et "exotiques" comme les jeunes, les prostituées, mais de comprendre aussi la construction de la normalité." En quelque sorte, saisir comment le changement de statut subi par les anglophones au Québec a influencé leur sentiment d'appartenance par rapport à Montréal, et leurs trajectoires de vie. Et même si les questions politiques et économiques qui ont poussé des dizaines de milliers d'anglophones à quitter la métropole depuis 25 ans, ne constituent pas le coeur de l'ouvrage, elles demeurent quand même en filigrane de la recherche puisqu'elles peuvent facilement remettre en question le choix des anglophones de demeurer dans leur cité.
Immersion au coeur du West-Island
Équipée d'un magnétophone et d'une pile
de carnets de notes, Martha Radice a donc plongé dans cet
univers culturel bien différent du milieu francophone qu'elle
fréquente à Québec. En quelques mois, elle
a effectué 26 entretiens avec des "Anglo-Celtiques",
comme elle le dit elle-même, ce qui signifie qu'elle a concentré
ses efforts sur des gens nés la plupart du temps à
Montréal, et dont les ancêtres venaient souvent des
Iles britanniques. "Mon séjour à Montréal-Ouest
m'a permis de prendre des contacts avec mes voisins, et d'effectuer
les itinéraires dans la ville dont les gens me parlaient
dans les entretiens", précise Martha Radice.
Pendant plusieurs semaines, elle a donc participé aux ventes de hot-dogs du club de soccer du coin, assisté aux mariages dans le parc de Westmount, et parcouru quotidiennement la ville d'Ouest en Est, et d'Est en Ouest, à bicyclette. Deux constats ressortent nettement de sa recherche. D'une part, la plupart des anglophones s'appuient sur un fort réseau associatif, et d'autre part, ils ont tendance à se déplacer au sein de la communauté urbaine. "En discutant avec plusieurs personnes, j'ai constaté que leur trajet de vie les amenait souvent de leur banlieue de l'Ouest, au centre-ville pour leurs études, avec un retour dans leur quartier d'enfance pour élever leurs enfants", précise l'anthropologue.
Autrement dit, les Anglo-Montréalais ne passent plus toute leur vie dans un ghetto, mais s'ouvrent davantage à la réalité des autres quartiers montréalais. Fait significatif, la frontière entre l'Est et l'Ouest se déplace dans leur imaginaire, puisqu'ils considèrent désormais le quartier latin autour de la rue Saint-Denis comme un terrain familier, alors que jusqu'à tout récemment cette zone semblait appartenir à l'univers purement francophone. Cette ouverture accrue à l'Est semble d'ailleurs s'accompagner du développement d'une véritable identité. Au fil de ses entretiens, Martha Radice a constaté en effet que les Anglo-Montréalais répugnaient à s'identifier culturellement au reste du Canada anglais, et se verraient bien citoyens de "la république de Montréal. "
Et la politique dans tout ça?
Très attachés en effet à l'ensemble de
l'Ile, la plupart des anglophones rencontrés montrent un
fort sentiment d'appartenance pour une ville dans laquelle ils
se sentent à l'aise. Une forte proportion d'entre eux soulignent
la diversité ethnique et le bilinguisme ambiant comme des
qualités montréalaises très intéressantes.
Dans Feeling comfortable?, l'étudiante en anthropologie
souligne par ailleurs que les anglophones considèrent la
diversité des minorités dans la ville comme un bouclier
contre la domination francophone.
Car même si la plupart du temps les Anglo-Montréalais se sentent à l'aise dans une ville qu'ils ont choisie délibérément comme lieu de résidence, la politique et les droits linguistiques peuvent facilement remettre en question leur sentiment d'intégration au sein de la cité. "Lorsque la politique et le quotidien s'entrecroisent, cela créé souvent des tensions, constate Martha Radice. Je me souviens que l'envoi d'une documentation rédigée en français, à propos des élections scolaires dans les écoles anglophones, a provoqué une très grosse discussion à Montréal-Ouest lorsque j'y habitais. Beaucoup voyaient dans ce geste un complot du gouvernement québécois."
Le sentiment d'appartenance des Anglo-Montréalais à leur ville n'a donc rien d'une certitude inébranlable. Il dépend en bonne partie du climat politique régnant au Québec, mais aussi, comme l'étudiante l'a constaté, de la solidité du réseau associatif. Au fil de ses entretiens et de sa vie quotidienne, Martha Radice a réalisé en effet l'importance du bénévolat pour cette communauté essentiellement d'origine protestante. L'implication dans les écoles, les équipes sportives, les hôpitaux permettrait aux anglophones de Montréal de maintenir un riche réseau d'institutions, même si la démographie joue contre eux. Un soutien qui explique peut-être en grande partie leur capacité à s'intégrer à la vie d'une métropole dont ils se sentent vraiment partie prenante.
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