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17 février 2000 ![]() |
M. François Legault,
Ministre de l'Éducation
Dans sa parution du 28 janvier, le quotidien Le Devoir rapporte que vous auriez justifié la nécessité d'assouplir la tâche des professeur-e-s en rappelant ''que pour une tâche égale, le chargé de cours coûte 70 % moins cher que le professeur''. Cette affirmation suppose une telle ignorance de la réalité et de la fonction des professeur-e-s d'université qu'il convient, a priori, d'envisager que vous ayez été mal ou trop partiellement cité. La deuxième hypothèse serait, qu'obnubilé par des contraintes budgétaires, vous ayez délibérément choisi d'assimiler l'importante question du rôle des professeur-e-s d'université dans notre société à la seule dimension pécuniaire. La dernière hypothèse envisageable serait que vous ayez suffisamment peu de connaissances de la réalité quotidienne d'un-e professeur-e d'université qu'il vous est possible de comparer sans sourciller le travail des chargé-e-s de cours et celui des professeur-e-s d'université.
Au cas où la première hypothèse s'avérerait exclue, et en continuité avec la réaction récente de nos collègues de l'Université du Québec à Montréal, il nous paraît de notre devoir d'interroger les prémisses qui pourraient vous avoir conduit à une telle affirmation et de compléter votre connaissance actuelle de la réalité quotidienne des professeur-e-s d'université.. Précisons avant tout que cette démarche n'a aucunement pour but de contester l'importante contribution des chargé-e-s de cours. Il s'agit plutôt de s'arrêter sur ce qui fait la spécificité de la fonction de professeur-e-s d'université.
Quelques chiffres à l'appui
Adoptons, pour un instant, la perspective strictement comptable.
Le simple fait de comparer la contribution des chargé-e-s
de cours et celle des professeur-e-s d'université suppose
que l'on accorde un minimum de crédit à l'idée
qu'ils font le même métier. Après tout, ne
s'agit-il pas toujours de former des étudiant-e-s ? Si
cette idée s'avérerait vérifiée, alors
on serait en droit de se demander comment se fait-il que les recteurs
d'université n'aient pas encore remplacé tous-tes
les professeur-e-s par des chargé-e-s de cours? D'un point
de vue comptable il y a là une solution définitive
à vos difficultés budgétaires. Imaginez les
gains de productivité potentiels si, du jour au lendemain,
la masse salariale était réduite de 70 %! De plus,
comme les chargé-e-s de cours sont payé-e-s ''à
la tâche'' il serait possible de fermer les universités
dès la fin des cours et d'économiser ainsi des sommes
importantes. Un tel raisonnement serait envisageable s'il suffisait
de donner des cours pour procurer à la société
québécoise les intellectuel-le-s spécialisé-e-s
et les connaissances dont elle a besoin pour assurer son avenir.
Or, il se trouve que la formation des esprits et le développement
des connaissances s'appuient sur un ensemble de compétences
qui dépassent largement la seule fonction enseignante et
pour lesquelles les professeur-e-s font l'objet d'une évaluation
formelle .
Comment, Monsieur le Ministre, formerait-on les étudiant-e-s à développer leur pensée de manière rigoureuse et crédible si on éliminait l'importante tâche d'accompagnement et de formation des futur-e-s intellectuel-le-s (candidat-e-s à la maîtrise ou au doctorat) qui repose sur les épaules des professeur-e-s d'université? D'où pourraient provenir ces chargé-e-s de cours, si économiquement attrayants à vos yeux, s'ils n'avaient d'abord été formés et encadrés par des professeur-e-s d'université? Qui, Monsieur le Ministre, pourrait relever l'important défi de mise à jour et de développement des connaissances qui sont ainsi transmises aux étudiant-e-s, si on ramenait la tâche de l'enseignement universitaire à la seule ''charge de cours''? Qui consacrerait chaque année des heures d'efforts et de créativité à produire des demandes pour subventionner leur démarche d'approfondissement des connaissances? Qui pourrait assumer la tâche vitale de transférer des connaissances à jour aux nombreux acteurs-trices de la société québécoise qui en font quotidiennement la demande? Qui contribuerait à l'essentielle mise en commun des connaissances au sein des rencontres scientifiques nationales et internationales? Comment la société québécoise pourrait-elle mieux se connaître et conduire son avenir si ces intellectuel-le-s cessaient de l'informer sans cesse de son évolution et de proposer des pistes de solutions aux problèmes qu'elle rencontre?
Comme vous le voyez, même décrite de manière très sommaire, la tâche de professeur-e dépasse la seule fonction d'un-e chargé-e de cours. D'un point de vue comptable, ce bref portrait du métier de professeur-e permet d'envisager votre comparaison sous un angle très différent. Imaginez, Monsieur le Ministre, que chacune des tâches identifiées plus haut soit rétribuée au même titre qu'une charge de cours ! Au bas mot, le salaire d'un-e professeur-e s'en trouverait multiplié par deux ! De plus, étant donné que les chargé-e-s de cours sont rémunéré-e-s sur une base horaire et forfaitaire, il serait ainsi possible pour les professeur-e-s de vous réclamer toutes les heures de travail nécessaires à l'accomplissement de ces multiples tâches qui sont, pour le moment, pudiquement regroupées sous l'expression ''temps plein''. Comme cette expression constitue pour le moins un euphémisme, le paiement d'un-e professeur-e sur une base horaire augmenterait probablement considérablement votre facture! Ainsi, sur le strict plan comptable, le fait qu'un-e professeur-e d'université ''coûte 70 % de plus qu'un-e chargé-e de cours'' constitue plutôt une bonne affaire. Il nous paraît donc très téméraire de réduire ce débat à la seule dimension comptable à moins que vous ne soyez prêt à faire face aux conséquences budgétaires d'une telle argumentation .
"Les professeurs d'université sont des aventuriers de la pensée. Ce sont des éclaireurs spécialisés qui portent la responsabilité d'alimenter les débats actuels et de contribuer aux choix qui forgeront la société de demain. Personne, pas même un ministre, n'a d'intérêt à dénigrer leur fonction."
Maintenant, la définition de tâche
Si cette assimilation du métier de professeur-e d'université
à celui de chargé-e de cours est courante et malheureusement
entretenue dans l'opinion publique, elle devient particulièrement
préoccupante lorsqu'elle est relayée par un ministre
de l'éducation. Plutôt que de se perdre en procès
d'intention, il apparaît plus constructif de retenir l'hypothèse
d'une méconnaissance patente de la réalité
des professeur-e-s d'université. Permettez-nous donc humblement
d'actualiser vos connaissances en la matière.
Le métier de professeur-e d'université commence bien avant que l'on soit en poste. Contributions dans les congrès, publications évaluées par les pairs, participation aux travaux d'équipes de recherches, etc., sont le lot des candidats à la fonction professorale. Comme la plupart de ces candidats sont à une étape de leur vie qui s'accompagne de responsabilités financières importantes, la grande majorité doit parvenir à relever le double défi d'assurer leur autonomie financière tout en réalisant des travaux de recherches de qualité. L'accès à la fonction professorale est donc souvent conditionnel à une période de 4 à 7 années d'investissements personnels peu rémunérateurs et de semaines de 60 heures. Une fois en poste, le nouveau ou la nouvelle professeur-e se rend vite compte que ces années prédoctorales n'étaient qu'un réchauffement en regard de la tâche qui l'attend maintenant. Officiellement, chaque année, le ou la professeur-e doit déployer ses activités dans trois secteurs précis: la recherche, l'enseignement et la participation aux activités internes de son département.
Si l'enseignement est officiellement et à juste titre considéré comme une tâche centrale, il s'avère que, dans les faits, il en va tout autrement. Dans le contexte actuel des difficultés budgétaires récurrentes des universités, les activités de recherche subventionnées prennent une importance démesurée. En effet, comme l'obtention de subventions de recherche constitue l'une des seules sources de financement supplémentaire actuellement accessibles aux directions des universités, il devient ''vital'' que l'activité scientifique des professeur-e-s rapporte des subsides directs aux universités. Malheur donc à celui ou à celle qui choisirait de privilégier son rôle d'enseignant, de soutien à la collectivité ou encore de partenaire dans l'établissement, l'aménagement, la gestion et l'évaluation académique des programmes. Bien sûr il ne saurait être question de ''négliger'' aucune de ces fonctions, il faut donc concrètement que le ou la professeur-e d'université parvienne à être performant-e à tous les niveaux en même temps.
Une telle exigence signifie qu'un-e professeur-e doit être régulièrement capable de faire partie des 20% des demandeurs qui parviennent à obtenir des fonds des organismes subventionnaires. Un tel objectif n'est réalisable qu'au prix d'un investissement constant dans la mise à jour des connaissances, la production de données de recherche et la rédaction d'oeuvres scientifiques. Dans le même temps, il lui faut développer et actualiser ses enseignements pour un nombre grandissant d'étudiant-e-s (les critères de ''rentabilité'' d'un cours ayant une tendance constante à la hausse) avec de moins en moins de ressources (moins d'argent pour les photocopies, le matériel de laboratoire, les assistant-e-s de cours). Pendant la même semaine il lui faut également recevoir ses étudiant-e-s de deuxième et troisième cycle et leur offrir tout l'accompagnement académique, affectif et moral que nécessite la réalisation d'un essai, d'un mémoire ou d'une thèse tout en leur fournissant une rétroaction précise et rigoureuse. Il lui faut également prendre une part active aux travaux des multiples comités qui sont nécessaires à l'amélioration continue des programmes et au fonctionnement harmonieux des départements. Ceci ne doit toutefois pas l'empêcher de répondre aux multiples demandes de soutien provenant de différents milieux de la société et de développer de nouveaux partenariats qui seront d'autant plus valorisés par l'employeur qu'ils constitueront une source de revenus supplémentaires (commandites, fonds de coopération, etc.).
Monsieur le Ministre, les professeur-e-s d'université ne sont pas des chargé-e-s de cours de luxe. Ils font un métier différent et tout aussi essentiel à la société. Les adultes auxquels ils s'adressent attendent d'eux qu'ils soient une source d'inspiration et d'ouverture au monde actuel et à celui qu'il leur faudra construire. La population s'attend à ce qu'ils produisent des connaissances à jour et s'engagent dans la résolution des problèmes qui l'affligent. Les gouvernements comptent sur leur dynamisme pour représenter le Québec à l'extérieur et prendre leur place au sein des échanges internationaux. Les professeur-e-s d'université sont des aventuriers-ières de la pensée, sans cesse en train d'explorer des sentiers inconnus qui pourraient permettre de renouveler notre regard sur le monde. Ce sont des éclaireurs-euses spécialisé-e-s qui portent la responsabilité d'alimenter les débats actuels et de contribuer aux choix qui forgeront la société de demain. Personne, pas même un ministre, n'a d'intérêt à dénigrer leur fonction.
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