3 février 2000 |
Une controverse secoue présentement la communauté des chercheurs subventionnés par le Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie (CRSNG): les programmes visant à faciliter l'accès des femmes à des postes universitaires ont-ils encore leur place de nos jours? En début d'année, Doreen Kimura, chercheure à Simon Fraser University, a mis le feu aux poudres en dénonçant, dans un message qui a abondamment circulé sur Internet et dans les journaux anglophones canadiens, le programme du CRSNG Appui aux professeurs universitaires. Ce programme, comme son nom ne l'indique pas, vise "à remédier au problème de sous-représentation des femmes au sein du corps professoral en sciences naturelles et en génie en encourageant les universités canadiennes à nommer des femmes à fort potentiel à des postes conduisant à la permanence en sciences et en génie". Le soutien financier du CRSNG atteint 40 000$ par an pendant cinq ans et sert à défrayer une partie du salaire des candidates. Ce programme, autrefois connu sous le nom de Professeure-boursière, avait été emporté dans la vague de compressions budgétaires fédérales mais il a été réactivé l'an dernier à la faveur d'un réinvestissement gouvernemental en recherche.
C'est à titre de présidente-fondatrice de la Society for Academic Freedom and Scholarship (SAFS) et de chercheure subventionnée par le CRSNG que Doreen Kimura mène sa charge contre ce programme. La réplique n'a pas tardé à venir. En réunion à Québec les 16 et 17 janvier dernier, les cinq titulaires de chaires CRSNG pour les femmes en sciences et génie ont préparé une réponse à la lettre de Doreen Kimura. Leur réplique a été expédiée dans les journaux nationaux ainsi que dans le réseau québécois et canadien des doyens de facultés des sciences et de génie et dans le réseau québécois des chercheures féministes.
Le contre
Commentant en son nom personnel et au nom de son groupe le
programme du CRSNG, Doreen Kimura se dit très préoccupée
par cette "flagrante discrimination" dans l'utilisation
de précieux fonds de recherche. Le mandat du CRSNG est,
avant tout, d'appuyer l'excellence en recherche, rappelle-t-elle.
Ses moyens pour le faire sont limités et il faut donc que
les fonds soient attribués en fonction de critères
reposant "sur l'excellence uniquement et non à partir
d'une réingénierie sociale mal avisée".
Selon la chercheure, elle-même spécialiste du cerveau et des différences sexuelles, s'il existe encore une sous-représentation des femmes en sciences, elle n'est pas attribuable à une discrimination systémique. "Il peut y avoir des cas isolés de discrimination dans les universités canadiennes mais la sous-représentation des femmes dans les sciences physiques résulte d'une auto-sélection exercée sur la base de leurs intérêts et de leurs talents". Les femmes, poursuit-elle en citant quelques études, seraient moins fortes en maths et leurs intérêts les pousseraient vers des domaines plus "humains" que les sciences physiques. "De plus, la plus faible productivité scientifique des femmes, documentée dans toutes les disciplines, serait particulièrement évidente en science où l'un des critères objectifs utilisés est le nombre de publications dans des revues avec comité de lecture", écrit-elle.
Enfin, Doreen Kimura s'en prend à l'argument voulant que la présence de professeurs féminins aurait un effet positif sur le recrutement d'étudiantes. "Cet argument est sans fondement. Le nombre d'étudiantes dans les universités a augmenté rapidement dans la dernière décennie en dépit du fait que la majorité des professeurs sont de sexe masculin. Il n'existe aucune preuve sérieuse que les étudiantes apprennent mieux sous la direction d'une femme ni que la présence de professeures attire les étudiantes talentueuses vers les disciplines scientifiques."
Il y a quelques années, lorsque le programme Appui aux professeurs universitaires était accessible aux deux sexes, moins de 15% des bourses étaient remportées par des femmes, rappelle Doreen Kimura. "Maintenant, 100% des bourses vont aux femmes. L'an dernier, 22 femmes ont reçu de telles bourses, ce qui totalise plus de 1 million de dollars en "argent rose" (girl money). Il est impossible de ne pas conclure que des hommes plus qualifiés ne reçoivent pas de bourses. Nous ignorons combien de chercheurs masculins de talent sont ainsi perdus par la recherche canadienne. Si nous voulons être certains que nos maigres ressources pour le financement de la recherche vont aux chercheurs les plus talentueux, nous devons nous débarrasser des programmes discriminatoires."
et le pour
Claire Deschênes du Département de génie
mécanique et les quatre autres titulaires des Chaires industrielles
CRSNG pour les femmes en sciences et génie (Elizabeth Cannon,
Monique Frize, Maria Klawe et Mary Williams) estiment que les
arguments de Doreen Kimura reposent "sur un concept étroit
et dépassé de la science et du génie, un
concept qui accommode mal la complexité de la science moderne
et qui en limite les bénéfices pour la société".
Les études sur la question des habiletés relatives des hommes et des femmes en mathématiques et en sciences sont abondantes et arrivent souvent à des conclusions opposées, soulignent-elles en premier lieu. La plupart des études récentes concluent cependant que les filles réussissent aussi bien que les garçons en mathématiques. "Les femmes ont besoin d'un plus grand soutien direct que les hommes à cause de facteurs comme les attentes sociales et l'influence des pairs. Il est clair que si l'on veut améliorer le rapport des sexes dans les carrières qui exigent des habiletés en mathématiques et en sciences, nous devons aider les jeunes femmes à prendre confiance en elles et leur faire comprendre l'utilité des sciences."
Les cinq titulaires reconnaissent l'importance de l'excellence chez les chercheurs et elles signalent d'ailleurs qu'un rigoureux processus de sélection est appliqué dans l'attribution des bourses d'Appui aux professeurs universitaires. La façon de mesurer l'excellence n'est pas absolue, souligne-t-elle au passage. Une étude de la National Science Foundation sur les titulaires de bourses post-doctorales concluait récemment que bien que les boursiers publient plus d'articles par année (2,8 contre 2,3) que les boursières, les articles des femmes sont plus souvent cités que ceux de leurs collègues (24,4 contre 14,4 citations par article), ce qui témoignerait d'un contenu à plus grand impact. Par ailleurs, une autre étude réalisée auprès de candidats à des bourses post-doctorales révélait que les femmes devaient avoir publié deux fois plus que les candidats masculins pour arriver à un taux de succès (obtention d'une bourse) comparable à celui des hommes. "De telles données justifient l'approche adoptée par le CRSNG et par plusieurs universités qui prennent en considération la qualité des publications plutôt que leur nombre brut dans l'évaluation des chercheurs", écrivent-elles.
Les programmes de soutien aux femmes en sciences ont eu un impact substantiel sur l'inscription des femmes dans les programmes de sciences et de génie. Les statistiques nationales montrent que, depuis dix ans, le nombre d'inscriptions de femmes dans les programmes de sciences et de génie a doublé au baccalauréat et à la maîtrise et il a triplé au doctorat. Le pourcentage de femmes dans les programmes de génie qui était sous les 10% il y a une décennie est maintenant de 21%. Les femmes constituent aujourd'hui 50% de la clientèle des programmes de sciences. "Ces gains montrent que les programmes d'intervention ont permis de supprimer quelques-unes des barrières mais le travail n'est pas terminé. Les femmes ne représentent que 13% des étudiants au doctorat en génie et 20% des étudiants en informatique et en physique."
Enfin, les cinq titulaires attirent l'attention sur le rapport coût/bénéfice du programme Appui aux professeurs universitaires. "Le programme ne représente que 0,16% du budget annuel du CRSNG et son impact sur la prochaine génération de scientifiques et d'ingénieurs canadiens pourrait être considérable".
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