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18 novembre 1999 ![]() |
Le mythe se révèle une donnée de l'existence, un dynamisme important pour la pensée et pour la vie sociale. "C'est le mythe qui instaure les valeurs, qui les nourrit, qui les protège, qui les propage, écrit Henry Duméry. C'est lui qui communique la vie, qui lui apporte l'énergie, la créativité et même l'irrationalité, la mise de fonds irrationnelle sans lesquelles aucune raison ne deviendrait critique faute de donné à critiquer". Un mythe activement présent ne constitue pas un handicap en soi, puisque c'est le lot de toute activité humaine de comporter cette dimension. Le reconnaître dans une oeuvre va toutefois permettre de réviser les tenants et les aboutissants de la réalité instaurée par le mythe.
À cet égard, il convient de questionner les fondements implicites et les représentations sociales qui portent ou qui habillent les développements tout rationnels du Rapport Proulx sur la place de la religion à l'école. Le contexte social décrit par les auteurs et le raisonnement soutenant les propositions sont fortement colorés par la représentation du Québec devant parachever sa Révolution tranquille. Il y a certes plus d'un mythe à avoir animé la réflexion du Groupe de recherche sur la place de la religion à l'école, mais un des plus prégnants se rapporte à la Révolution tranquille.
La religion et le récit fondateur
L'histoire récente du Québec est dominée
par la représentation du changement: transformation radicale
des idées et des pratiques, passage à la modernité,
vent de libération bénéfique... Peut-on parler
du Québec d'aujourd'hui sans évoquer la Révolution
tranquille? Le professeur Jocelyn Létourneau, du Département
d'histoire, a réalisé des études fort éclairantes
sur les représentations sociales de l'histoire récente
du Québec. Il a retracé l'émergence, dans
la mémoire collective, d'un ensemble d'idées-forces
portées par un mouvement social de "modernisation"
depuis les années 1950 et entrant en politique après
la mort de Duplessis. Compte tenu de la formation et de l'ascension
de ce mouvement, l'auteur le qualifie de "technocratie",
en se référant à "l'ensemble de ceux
et celles qui se sont définis en opposition au système
de valeurs porté et supporté par le régime
duplessiste, qui ont adhéré à l'idée
de modernité telle que l'énonçait l'élite
intellectuelle se disant progressiste et qui, ultimement, était
à la recherche de solutions de rechange au projet de société
défini par les théoriciens de la survivance"
("L'impensable histoire du Québec...", Contact,
automne 1989, p.38s). Cette interprétation historique,
qui s'est imposée comme allant de soi dans la population,
a encadré les changements institutionnels qu'a connus le
Québec au cours des dernières décennies.
Il s'agit d'un récit fondateur, susceptible de montrer
et de justifier la nouveauté absolue de la réalité
sociale de la Révolution tranquille, avec ses réalisations
salvifiques, ses héros, son "vrai" sens de l'histoire,
en opposition à la période précédente,
la "Grande noirceur".
Dans cette perspective, le progrès du Québec exigeait la mise à l'écart de la religion. Pour développer la responsabilité et permettre la croissance de l'État, il apparaissait impérieux de dénier tout pouvoir social à l'Église, vue comme un frein historique.
À plusieurs reprises, le rapport Proulx manifeste son enracinement dans le terreau conceptuel de la Révolution tranquille. Ce document illustre bien que l'étude sur la place du religieux à l'école est indissociable d'un débat de la société québécoise sur elle-même. Mais en se projetant dans l'avenir, cette société doit questionner ses mythes fondateurs.
Un riche terreau conceptuel
À plusieurs reprises, le rapport manifeste son enracinement
dans le terreau conceptuel de la Révolution tranquille.
Pensons à cette manière d'évoquer l'histoire
de l'éducation comme si tout commençait avec la
création du ministère de l'Éducation, comme
si tout ce qui avait précédé se résumait
au fait que les écoles étaient sous le contrôle
des Églises (l'État avait tout de même son
mot à dire car il déléguait les responsabilités,
administrait, finançait; de plus, il s'agissait à
tout le moins d'une forme de partenariat permettant aux parties
religieuses et civiles impliquées d'y trouver réciproquement
leurs intérêts). La référence constante
à ce qui est "proprement religieux" dénote
une réduction de la sphère religieuse à l'individu,
à la famille et à l'organisation ecclésiale
de manière à éviter, bien sûr, toute
"contamination" du social et du politique par une présence
religieuse usurpatrice.
De plus, on propose des solutions sans une évaluation attentive des situations et des expériences précédentes: ce qui fut vécu jusqu'à maintenant ne mérite pas considération puisque ce n'était pas fondé sur la rationalité progressiste. Pour demeurer dans le monde scolaire, le même schème de pensée présida aux nombreuses refontes des programmes scolaires, qui ne tenaient guère compte des pratiques pédagogiques concrètes et de l'état du savoir enseignant: la valeur des principes s'impose d'elle-même comme une nouvelle réalité en gommant tout aspect positif dans la situation précédente.
Enfin, relevons cette tendance à percevoir la situation québécoise en fonction d'un "déficit" par rapport au reste de la planète et à proposer un "rattrapage" pour rejoindre l'ère moderne. Le Québec, loin d'être un peuple de béotiens en matière des droits de la personne, a réalisé certaines avancées exemplaires: sa situation confessionnelle au plan scolaire est-elle nécessairement et uniquement un attachement anachronique à corriger au plus vite?
Et les défis actuels ?
Un observateur étranger serait très surpris
de retrouver, dans un rapport au gouvernement, des données
portant strictement sur le contenu des croyances et les formes
de pratique religieuse: les parents sont peu convaincus de leur
foi, ils choisissent l'enseignement religieux pour leurs enfants
alors qu'ils ne vont plus à la messe, ils privilégient
les valeurs sociales aux valeurs religieuses, les cours d'enseignement
religieux catholique, d'orientation humaniste, ne répondent
pas aux critères des instructions romaines...Des éléments
auxquels un État ne saurait apporter quelque importance
pour fonder ses décisions! Il s'agit encore d'un relent
des représentations matricielles de la Révolution
tranquille, dans un Québec où les enjeux des changements
sociaux se trouvaient intimement liés à ceux des
changements religieux. La collaboration de l'Église catholique
à ce mouvement social s'explique par l'adhésion
enthousiaste de ses membres, dont un bon nombre nourrissaient
à l'égard de leur Église des espoirs semblables
de transformation. Il n'est pas étonnant que le rapport
se prononce ainsi sur l'adaptation de l'Église et de ses
membres à la "nouvelle réalité sociale".
Mais les représentations sociales de la Révolution tranquille peuvent-elles encore alimenter un dynamisme de changement? Pour Létourneau, celles-ci ne peuvent plus aider le Québec à se mobiliser pour relever les défis actuels. Un tel "récit usé" empêche de tenir compte des configurations historiques spécifiques de notre société, plurielle, complexe, contradictoire dans son évolution, irréductible à une seule dimension, telle son évolution progressive de la tradition à la modernité (thème de prédilection pour le pouvoir technocratique). Il convient donc de se méfier des tendances générées par cette vision mythique toujours présente.
On peut alors penser que le soupçon à l'égard du religieux dans l'espace public et la réduction "technocratique" des diverses composantes sociales puissent masquer les apports effectifs et éventuels de considérations confessionnelles dans le système éducatif. Comme si la société pluraliste devrait mettre entre parenthèses toute particularité, comme si les responsabilités éducatives ne nécessitaient pas la mise en commun de toutes les ressources disponibles, quelles que soient les appellations d'origine, comme si les traditions religieuses ne constituaient pas un réservoir d'expérience humaine de connaissance, d'accueil des différences et de recherche de paix sociale. L'engagement des groupes religieux en éducation ne pourrait être commandé par l'État; ce dernier doit cependant l'accepter et le faciliter s'il constitue une "bonification" éducative: voilà l'aspect capital qu'il aurait fallu élucider. Les valeurs religieuses, éducatives et sociales sont beaucoup plus en synergie dans l'activité quotidienne que ne le laissent supposer certains cadres factices de sondages. Plus détachés de ces représentations "progressistes", les auteurs se seraient sans doute engagés dans une analyse socioculturelle qui aurait abordé de manière plus factuelle, plus complète et alors plus "éclairante" la place de la religion à l'école.
Il y a toujours un mythe à l'oeuvre, sans quoi il n'y aurait pas d'oeuvre. La lecture du rapport Proulx à la lumière de la Révolution tranquille permet de retracer d'importants fondements culturels et de mieux évaluer les perspectives proposées. Il faut toutefois en convenir, le mythe débusqué peut en cacher un autre... Le rapport illustre bien que l'étude sur la place du religieux à l'école est indissociable d'un débat de société sur elle-même: mais en se projetant dans l'avenir, elle doit questionner son histoire pensable et ses mythes fondateurs, sous peine d'oublier des aspects marquants de la réalité sociale actuelle.