18 novembre 1999 |
Le moins que l'on puisse dire, c'est que les spécialistes qui ont discuté le 10 novembre dernier autour de la situation actuelle de la citoyenneté partagent un certain pessimisme. Exclusion sociale, exclusion économique, pouvoir accru des corporations financières: les participants à ce forum, organisé par l'INRS-Culture et Société, l'Observatoire Jeunes et Société et la Chaire Fernand-Dumont sur la culture, ont identifié quelques unes des causes qui limitent l'accès au statut de citoyen.
En évoquant l'évolution de la définition du citoyen à travers les siècles, Gilles Gagné, professeur de sociologie à l'Université Laval, a constaté que la notion de propriété prend une importance grandissante, puisqu'elle devient le fondement de l'autonomie. Au XIXe siècle, le législateur concède même ce statut de propriétaire à des corporations, des sociétés par actions, des personnes morales qui n'ont rien d'humain. Selon ce sociologue, cette tendance à accorder la citoyenneté aux choses n'a fait que s'accroître au cours du siècle qui s'achève.
Un AMI qui veut votre bien
En s'appuyant sur l'Accord Multilatéral sur l'Investissement,
discuté l'an dernier au sein de l'Organisation mondiale
du commerce, Gilles Gagné remarque que, de plus en plus,
les sociétés obtiennent des facilités de
circulation, une liberté de disposition, un statut de non-discrimination
qui s'apparentent aux droits de l'homme dont jouissent les individus.
En effet, les États semblent se livrer une véritable
concurrence pour attirer les investisseurs étrangers et
leur faciliter leur établissement dans le pays, même
si les citoyens risquent d'y perdre leur emploi.
Bien sur, l'AMI a été rejeté, mais Gilles Gagné constate que de nombreux politiciens se montrent favorables à une libre circulation des capitaux, qui s'apparente à celle accordée aux citoyens. Pour l'instant, une mince différence subsiste encore, puisque les corporations ne votent pas. Toute fois, le sociologue remarque qu'elles peuvent tout de même influencer la vie politique car ce type de structure finance les partis politiquea fédéraux.
Des jeunes de moins en moins citoyens
Si les sociétés anonymes ou les entités
morales conquièrent toujours un peu plus leur droit à
la citoyenneté, les membres de la communauté ont
pour leur part beaucoup de difficultés à accéder
au statut de citoyen depuis quelques années. Voilà
le constat que dresse notamment Marc Molgat, chercheur à
l'INRS-Culture et société, qui constate que le modèle
qui a permis à des générations successives
de devenir des citoyens à part entière ne cesse
de se désagréger.
"La crise économique, l'avènement d'une technologie de pointe demandant davantage de formation, ont retardé l'entrée des jeunes sur le marché du travail, indique le chercheur. Cela reporte d'autant le départ du foyer familial, la formation du couple, l'arrivée du premier enfant." Constatant que l'obtention d'un travail et donc d'une protection sociale a longtemps rimé avec intégration à la société, et intérêt pour le développement des institutions, Marc Molgat observe que de plus en plus de jeunes se trouvent confrontés aujourd'hui à la précarisation de l'emploi. Une situation qui les amène à se désintéresser des institutions de lutte réservées aux salariés. D'autant plus qu'ils doivent souvent conjuguer emploi irrégulier, études, recours à l'aide sociale pour survivre, ce qui les empêche d'accéder à une véritable citoyenneté.
Mais ces difficultés fouettent les ardeurs revendicatrices de certains groupes. Ainsi, Vivian Labrie, membre du Collectif pour une loi sur l'élimination de la pauvreté, participe à un mouvement qui entend prouver que même les pauvres peuvent vivre leur citoyenneté. Lors du Forum, elle a cité quelques unes des initiatives prises par les exclus pour faire entendre leur voix, qu'il s'agisse de la Marche des femmes contre la pauvreté en 1995 ou du Parlement de la rue, où les citoyens de toutes les couches de la société ont tenu des assemblées parlementaires populaires.
Une loi anti-pauvreté en devenir
"On vit l'expérience de la surdité au Québec,
fait valoir cette militante convaincue. Pour que les choses changent
au gouvernement, il faut dialoguer." Inquiète par
la prise de pouvoir des investisseurs étrangers, rebaptisés
"trans-citoyens" pour la circonstance, sur notre économie,
elle s'oppose à l'avènement d'une citoyenneté
de l'argent fondée sur l'unique intérêt capitaliste.
Le collectif auquel Vivian Labrie participe propose donc de voter
une loi contre la pauvreté, dont le texte a été
élaboré lors d'assemblées, une expérience
qui, selon elle, a permis à de nombreux participants de
reprendre en mains leur citoyenneté. Déjà,
125 000 personnes ont signé la pétition demandant
à l'Assemblée nationale d'accepter ce projet de
loi.
Carole Lévesque, chercheure à l'INRS-Culture et Société, a cité pour sa part d'autres efforts menés par des regroupements pour devenir des citoyens à part entière. À travers les revendications menées par les autochtones pour se sortir du ghetto administratif dans lequel l'État les maintenait, elle a notamment cité les luttes des femmes amérindiennes pour retrouver leur statut perdu.
Jusqu'en 1985, en effet, une autochtone perdait son statut d'Indienne, et certains des attributs rattachés comme le droit au logement, si elle épousait un non-autochtone, alors qu'un homme conservait tous ses droits. Toutefois, le combat mené dès 1968 par une Mohawk pour revenir dans son village n'est pas encore gagné, car les Conseils de bandes, des organismes locaux qui règlent la vie de la réserve, ont parfois une attitude discriminatoire en voulant protéger les droits des autochtones.
La citoyenneté ressemble donc de plus en plus à un statut que les uns et les autres doivent conquérir, et non à une identité acquise automatiquement. Nul ne sait, par exemple, si la précarité de l'emploi va durer, mais les jeunes vont sans doute expérimenter de nouvelles alternatives pour parvenir à s'intégrer dans la société. De son côté, Daniel Mercure, professeur de sociologie à l'Université Laval, a souligné le rôle parfois positif joué par certaines organisations transnationales dans la naissance d'une nouvelle citoyenneté. Après tout, c'est sans doute le travail acharné de milliers d'ONG qui permet parfois de faire évoluer certaines législations nationale permettant, par exemple, de protéger les droits des enfants.