7 octobre 1999 |
Le Vatican cache-t-il un évangile secret dont la teneur
pourrait miner son autorité? C'est ce que suggère
Stigmates, un film réalisé par Rupert Wainwright
suivant un scénario de Tom Lazarus et Rick Ramage, qui
est projeté sur les écrans nord-américains
depuis quelques semaines. Mélange de drame fantastique
et de thriller, l'intrigue repose sur un complot ourdi par Rome
pour empêcher la divulgation du contenu d'un évangile
qui contiendrait l'authentique enseignement de Jésus. C'est
à travers les stigmates, blessures reproduisant les plaies
du Christ, mystérieusement infligés à une
jeune coiffeuse agnostique de Pittsburgh, que le monde se trouve
alerté par voie surnaturelle au sujet de l'existence de
cet "évangile de Jésus-Christ". Le film
se termine sur la projection d'un texte précisant que cet
évangile, dont l'Église catholique refuse de reconnaître
l'authenticité, fait partie d'une collection de manuscrits
découverts en 1945 à Nag Hammadi.
Ce scénario fait écho à l'idée, largement
répandue dans l'Occident contemporain, selon laquelle il
existerait un complot de la science officielle, des gouvernements
ou des autorités religieuses, pour cacher à la population
la vérité. Pour préserver son autorité,
le Vatican empêcherait la divulgation de manuscrits qui
feraient la lumière sur les origines du christianisme et
sur le véritable enseignement de Jésus, tout comme
la NASA ou le Pentagone cacheraient la vérité sur
les OVNIS. Suivant le leitmotiv de la série culte X-Files,
"la vérité est ailleurs". Qu'en est-il?
Un secret bien gardé à plusieurs endroits
Ce "nouvel évangile", que cite à maintes
reprises, mais en le déformant, le film Stigmates, existe
bel et bien. C'est l'Évangile selon Thomas, un texte qui
fait partie de la collection de manuscrits coptes découverts
près de la ville de Nag Hammadi en Égypte en 1945 (note 1).
Contrairement à ce que suggère le film toutefois,
il n'existe nulle conspiration du silence autour de l'existence
de cet écrit ou de son contenu. Ce texte n'est pas conservé,
comme le prétend le film, en langue araméenne, une
langue sémitique parlée en Syrie-Palestine au temps
de Jésus, mais en langue copte, la langue de l'Égypte
aux premiers siècles de notre ère. On peut en dater
la copie de l'an 350 environ. Il n'est pas gardé au secret
dans quelque officine vaticane, mais il est la propriété
du Service des antiquités de l'Égypte, qui a fait
l'acquisition de la collection à laquelle il appartient
quelques années après sa découverte, et il
est conservé au Musée copte du Caire, où
il porte le numéro d'inventaire 10544. La première
édition photographique du manuscrit est parue dès
1956, et la première édition critique du texte copte,
accompagnée de traductions française, néerlandaise,
anglaise et allemande, a été publiée en 1959.
Une seconde édition photographique du manuscrit est parue
en 1974, sous les auspices de l'UNESCO et de la République
Arabe d'Égypte, dans la collection The Facsimile Edition
of the Nag Hammadi Codices dirigée par James M. Robinson.
De nombreuses grandes bibliothèques scientifiques ou universitaires
à travers le monde, dont la Bibliothèque de l'Université
Laval, possèdent cette collection. Ce texte est donc largement
accessible depuis une quarantaine d'années. En fait, des
centaines d'articles savants ou de vulgarisation lui ont été
consacrés depuis la fin des années 40 et des dizaines
de traductions en différentes langues modernes en ont été
publiées. On peut même en trouver sur Internet!
Presque tous inconnus jusqu'à leur découverte fortuite
1945, les quelque cinquante textes à caractère religieux
ou philosophique formant la collection de Nag Hammadi offrent
une grande variété de styles, de genres littéraires
et de contenu. Ce sont pour la plupart des écrits qui proposent
de la doctrine et des rituels chrétiens des visions différentes
de celles qui ont fini par s'imposer comme normatives, et qui,
par conséquent, ont été progressivement rejetées
comme hérétiques à mesure que se sont établis
au sein du christianisme des mécanismes de régulation
institutionnels et que s'est définie une orthodoxie. Bien
que les spécialistes ne s'entendent ni sur la définition
de ce terme ni sur la nature exacte du phénomène
qu'il entend désigner, on caractérise généralement
ces textes comme "gnostiques".
Une découverte majeure, beaucoup de questions
Les copies qui nous sont parvenues de ces textes coptes datent
du milieu du IVe siècle de notre ère, toutefois,
leur rédaction primitive, probablement en grec, remonterait,
pour la plupart, au IIe siècle. C'est donc dire que cette
collection de textes anciens constitue, avec les rouleaux de la
mer Morte, l'une des grandes découvertes archéologiques
de notre siècle concernant les origines et la formation
du christianisme. Toutefois, quiconque est un tant soit peu familier
avec la recherche historique comprendra que la découverte
de nouveaux documents, si elle répond parfois à
des questions, en soulève bien davantage de nouvelles.
À cet égard, Stigmates soulève deux questions
intéressantes: l'Évangile selon Thomas remonte-t-il
à Jésus lui-même et, le cas échéant,
l'Église catholique romaine pourrait-elle en reconnaître
l'authenticité, entendons par là le faire entrer
dans le Nouveau Testament à titre de cinquième évangile?
Bien que reliées, ces deux questions sont complètement
différentes; l'une se pose sur le terrain de la science,
l'autre sur celui de la religion. Répondre à la
première exige qu'on la situe dans le contexte plus large
de la rédaction des évangiles considérés
par les Églises chrétiennes comme "canoniques",
c'est-à-dire les évangiles de Matthieu, Marc, Luc
et Jean. Ces textes ne sont pas des témoins directs de
l'enseignement de Jésus. Ils ont été rédigés
en grec, grosso modo dans le dernier quart du premier siècle
de notre ère, soit 40 à 75 ans après les
événements qu'ils rapportent, en des lieux différents
et sans concertation, par des écrivains qui se sont basés
sur des traditions orales et des documents écrits antérieurs,
aujourd'hui perdus. Ainsi, plus d'un siècle avant la découverte
de l'Évangile selon Thomas, l'analyse des similitudes et
des différences entre les trois évangiles synoptiques,
c'est-à-dire parallèles, de Matthieu, Marc et Luc,
avait amené un savant allemand à postuler l'existence
d'un document "Q" (de Quelle, "source" en
allemand), qui aurait contenu une collection de dits ou paroles
attribués à Jésus, mais dépourvu de
tout cadre narratif ou de récits d'événements
de la vie de Jésus, et qui aurait été utilisé
par les rédacteurs des évangiles de Luc et de Matthieu.
Or c'est précisément la forme que revêt l'Évangile
selon Thomas. Faut-il en conclure que celui-ci est cette source
"Q" postulée au XIXe et qu'il constitue en quelque
sorte un des "chaînons manquants" entre Jésus
et les évangiles que nous connaissons? La comparaison entre
le texte hypothétique de "Q" tel qu'on peut le
reconstituer à partir des synoptiques et le texte de l'Évangile
selon Thomas ne ne permet pas d'en arriver à cette conclusion.
Une "vie" de 250 ans, du syriaque au copte en
passant par le grec
Pour y voir plus clair, il faut prendre en considération
que l'Évangile de Thomas, en l'état où il
nous est parvenu, est un texte en langue copte dont la seule copie
que nous possédons date de 350 environ. Or, nous savons
de manière certaine que ce texte copte a été
traduit du grec puisqu'il existe également, parmi des papyrus
trouvés près de l'antique Oxyrhinque en Égypte
au début du siècle, trois fragments grecs de ce
texte, que l'on peut dater de l'an 200 environ. Cela situe nécessairement
la rédaction grecque de l'Évangile selon Thomas
avant l'an 200, et sa traduction du grec au copte quelque part
entre 200 et 350.
Mais combien de temps avant 200, en quelle langue et dans quel
milieu ce texte a-t-il d'abord été rédigé?
C'est ici que les discussions des spécialistes commencent.
Théoriquement, n'importe quelle datation se situant entre
le milieu du Ier siècle et la fin du IIe siècle
est possible, les principaux critères de datation utilisés
étant les indices de dépendance ou d'indépendance
à l'égard des textes du Nouveau Testament, dont
on connaît la datation. Dans un article récent, Paul-Hubert
Poirier, à l'instar de nombreux spécialistes, incline
à situer cette rédaction autour de l'an 100, dans
la région d'Édesse en Syrie, où la figure
de l'apôtre Thomas était particulièrement
vénérée, une région bilingue gréco-syriaque,
ce qui pourrait expliquer la saveur araméenne ou syriaque
de certaines des expressions que l'on trouve dans l'Évangile
selon Thomas (note 2). La rédaction originale de cet évangile
serait donc à peu près contemporaine de celle de
certains textes du Nouveau Testament, de l'Évangile de
Jean par exemple. Cela dit, le texte que nous en possédons
maintenant datant de 350, il a donc connu une "vie"
de 250 ans environ, au cours de laquelle il a subi un certain
nombre de transformations au fil de sa transmission à travers
différents milieux, dont une traduction du grec au copte,
peut-être elle-même précédée
d'une autre traduction du syriaque au grec. On ne peut par conséquent,
dans l'état actuel de la documentation, et sur la base
de critères purement scientifiques, considérer l'Évangile
selon Thomas tel qu'il nous est parvenu comme un document rapportant
l'enseignement de Jésus plus exactement que ne le font
les évangiles canoniques. Il n'en demeure pas moins qu'il
est devenu, au même titre que ces derniers, un document
essentiel dans la recherche scientifique sur les origines chrétiennes.
Une place tardive dans le Nouveau Testament?
L'autre question que soulève ce film est religieuse. C'est
celle de la reconnaissance de l'authenticité de cet évangile
par Rome. Autrement dit, et nonobstant les problèmes que
je viens de soulever, l'Évangile selon Thomas pourrait-il
prendre place dans le Nouveau Testament comme un cinquième
évangile "canonique", c'est-à-dire faisant
partie de la liste des textes considérés comme étant
"d'inspiration divine" par les Églises chrétiennes?
Ici, il faut immédiatement faire une distinction. Rome
n'est pas le christianisme. Parmi les quelque deux milliards de
chrétiens recensés statistiquement à l'heure
actuelle, environ 60 % sont des catholiques romains. Le reste
se partage parmi les différentes confessions réformées,
les Églises orthodoxes, et les Églises orientales.
Le voudrait-il, le Vatican n'aurait pas l'autorité requise
pour imposer un nouvel évangile à l'ensemble des
chrétiens. Autrement dit, la Bible chrétienne n'appartient
pas à Rome. Il faudrait qu'une instance oecuménique
puisse éventuellement prendre une telle décision.
Cette instance n'existe pas.
Cela dit, le "canon", translitération du mot
grec kanôn, est la liste des textes qui se sont progressivement
imposés parmi les chrétiens comme normatifs et qui,
en raison de cela, ont été considérés
comme étant d'inspiration divine. Cette liste n'a pas été
élaborée à une date précise. Le "canon"
du Nouveau Testament s'est formé progressivement depuis
le début du IIe siècle jusqu'au milieu du IIIe siècle,
et ce n'est qu'au terme de cette période qu'on en est venu
à utiliser les termes "canon" et "canonique"
pour désigner la liste des textes faisant autorité.
Quant au processus qui a mené à la formation de
cette liste, c'est leur reconnaissance de plus en plus large et
leur utilisation dans la liturgie des chrétiens qui a fait
entrer tel ou tel texte dans cette liste, et non la décision
d'une autorité centrale. Ce processus de "canonisation"
de certains textes et sa clôture sont donc intimement liés
à l'histoire de la formation du christianisme aux IIe et
IIIe siècles. Et on ne peut guère imaginer qu'une
quelconque autorité puisse un jour ajouter ou retrancher
quoi que ce soit à ce "canon", au même
titre qu'il serait impensable pour l'islam d'ajouter ou de retrancher
quelque chose au Coran. Sous la forme qu'ils ont acquise au cours
de la période de formation de l'une et l'autre religion,
la Bible et le Coran, tout comme les Écritures juives,
sont devenus sacrés pour les croyants. Leur texte est donc
immuable, seule leur interprétation peut changer.
L'Évangile selon Thomas, qui prétend rapporter les
"paroles secrètes que Jésus le Vivant a dites
et qu'a écrites Jude Thomas, le jumeau", n'en est
pas moins un texte d'une grande richesse qui mérite de
figurer parmi le patrimoine spirituel des Églises chrétiennes
et de l'humanité tout entière (note 3).
Note 2. Paul-Hubert Poirier, "La figure de Thomas dans la littérature
antique", dans Les manuscrits de Nag Hammadi. Dossiers d'archéologie
236 (sept. 1998) 84.
Note 3. Une nouvelle édition critique et traduction française
de ce texte fascinant paraîtra dans la collection "Bibliothèque
copte de Nag Hammadi" aux Presses de l'Université
Laval et aux Éditions Peeters en 2002.