7 octobre 1999 |
On les imagine face contre terre, les bras en croix et priant Dieu, isolées du monde, totalement investies dans l'univers mystique, sans aucun autre désir que celui de se soumettre à la volonté divine. Pourtant, certaines grandes mystiques comme Thérèse d'Avila (1515-1582) ou Marie de l'Incarnation (1599-1672) n'ont pas hésité à prendre position par rapport au monde et à s'emparer d'un certain pouvoir social, bousculant ainsi l'image classique de ces contemplatrices vouées au monde intérieur.
"À l'heure des choix, Thérèse d'Avila a dû se demander: que vaut-il mieux pour moi, Dieu ou un mari? Finalement, elle en a conclu qu'il valait mieux aimer Dieu car contrairement à un homme, Dieu se plie à tous vos désirs", a lancé avec humour Mercedes Allendesalazar, lors d'une table ronde portant sur l'expérience intérieure et les pouvois sociaux, organisée récemment par la Société Philosophique de Québec au Café des Arts, dans le Vieux-Québec. Selon cette philosophe, il est clair que Thérèse d'Avila avait compris que la vie au carmel lui offrait la possibilité et la liberté de changer le monde. Ayant connu des expériences mystiques, la future sainte décida de vivre selon des règles plus strictes et, dans cette foulée, de réformer le Carmel d'après ses principes. Dotée d'un fort tempérament et d'un habile sens des affaires, cette Espagnole a entre autres fondé des maisons accueillant des femmes où les règles de vie étaient fondées sur l'indépendance.
"Par ailleurs, Thérèse d'Avila savait qu'il était indispensable que ses célèbres visions soient authentifiées par un témoin pour être crédible, a révélé Mercedes Allendesalazar. Ce témoin privilégié, c'était son confesseur. Si elle sentait que celui-ci n'appuyait pas ses dires, Thérèse d'Avila allait d'un confident à un autre, jusqu'à ce qu'elle trouve le confesseur adéquat, et ce, pour ne pas courir le risque d'être rejetée de l'Église et de mourir brûler vive comme hérétique. "
Une croix sur la vie
Selon Anne Fortin, professeure à la Faculté
de théologie et de sciences religieuses, "la mystique
consiste en l'inscription d'un désir infini dans l'espace
public. Cette inscription permet aux femmes vouées à
l'expérience intérieure d'échapper à
un certain type d'enfermement." Ayant quitté sa douce
France natale pour devenir missionnaire au Canada, en 1639, Marie
de l'Incarnation "prend le pouvoir" en venant affronter
"ce pays extérieur qui était à l'usage
de sa propre exigence intérieure". Auteure d'une large
correspondance, la fondatrice des Ursulines s'investit complètement
dans le langage écrit, en tant que parole partagée.
Par le biais de l'écriture, elle se met littéralement
au monde.
Spécialiste de la mystique, sociologue et chercheur au CNRS à Paris, Jacques Maître estime que ces grandes mystiques, qui ont mis une croix sur l'idée de maternité et donc de transmission de la vie, se caractérisent par leur "façon anorexique de se mettre au monde". En refusant la nourriture, les échanges et les caresses, bref, en se "maltraitant", elles demeurent des enfants durant toute leur existence. Ce qui n'empêche pas le fait que derrière la grille du couvent, la carmélite a tout à fait conscience de son pouvoir social. Car même sous les apparences de la contemplation la plus encadrée, la volonté de pouvoir ne s'efface pas.