23 juin 1999 |
Allocution de Pierre Nora, doctorat honoris causa en histoire,
lors de la collation des grades de la Faculté des lettres
Pierre Nora: "L'obsession de la mémoire correspond en France à une identité traditionnelle qui se défait. Au Québec, elle correspond à une affirmation historique d'identité de plus en plus prononcée."
"La joie et la fierté que j'éprouve à recevoir aujourd'hui le doctorat honoris causa de l'Université Laval tiennent à bien des raisons, celles du coeur comme celles de l'esprit.
Elles se rejoignent dans la personne de mon ami, le professeur Bogumil Koss, que je remercie chaleureusement de sa présentation flatteuse. Il a même réussi un petit miracle: celui de me faire sortir de Paris pour m'amener au Québec. En effet, moi qui professe en principe un cosmopolitisme éclairé, une volonté permanente d'ouverture et de curiosité pour le monde extérieur, je n'arrive pas à m'extraire de mon bureau. Et pour un universitaire, j'ai la sainte horreur des grands déplacements, des voyages et, pire que tout, des colloques.
Il a vraiment fallu son incroyable don d'entraînement, son génie de la rencontre et de l'échange internationaux, son amitié mobilisatrice pour me faire venir deux fois au Québec en moins d'un an. Je l'en remercie chaleureusement parce que je lui dois cette découverte du Québec qui est entré dans ma vie pour ne plus en sortir.
En bon petit Français classique, je savais à peine qu'il existait. Et ça a été comme un coup de foudre. Non seulement à cause de ce mélange très séduisant de familiarité et d'étrangeté qu'un Français ressent à l'arrivée dans ce pays, mais pour une raison qui tient à des attachements intellectuels bien plus profonds.
Le Québec est un pays de rêve pour un historien de la mémoire. Il retrouve là, dans cette province dont la devise même est fondée sur le culte du souvenir, toute la panoplie des déterminations historiques qui condamnent une communauté menacée à ce que le poète Paul Éluard appelait le "dur désir de durer". Il y retrouve une priorité donnée obligatoirement à l'histoire comme volonté d'enracinement, comme continuité du même, comme fidélité au passé.
Et il y retrouve ce qui me vaut aujourd'hui la distinction qui m'est conférée, ces lieux de mémoire. La langue, bien sûr, mais aussi l'autodénomination du groupe, passée de Français du Canada à Franco-Canadiens, puis à Québécois mais aussi pour ne prendre que cette ville même de Québec, la place Royale, les plaines d'Abraham, les monuments controversés, ou pour remonter un peu plus haut, le téléroman des années soixante ou, plus haut encore, le prêtre, l'Indien inconnu ou, pourquoi pas, Maria Chapdelaine.
Il faut même aller beaucoup plus loin et dire que le Québec est un pays mémoire au sens où j'ai cherché à définir la France comme une nation mémoire. Entendons par là que le Québec ne se contente pas de faire à la mémoire un sort particulier: il est sa propre mémoire ou n'est pas. Le rapprochement entre le Québec et la France à cet égard se renforce du fait assez troublant que l'avènement mémoriel ici et là a été à peu près concomitant, la décennie 1965-1975. C'est bien à ce moment-là, dans les deux pays, je crois, pour des raisons qui paraissent n'obéir qu'à des logiques propres à chacun et qui pourtant s'accordent à une marée presque planétaire, que déferle la grande vague mémorielle qui nous a tous emportés.
Mais cette vague, dans les deux pays, a une profonde différence de sens et d'orientation. L'obsession de la mémoire correspond en France à une identité traditionnelle qui se défait, à la mutation d'un type de nation très affirmé à un autre beaucoup plus incertain. Ici, au contraire, l'obsession de mémoire correspond à une affirmation historique d'identité de plus en plus prononcée. Chez nous, la mémoire est l'expression d'une perte et chez vous, d'une conquête.
On pourrait continuer longtemps ces correspondances, ces rapprochements et ces oppositions en miroir. C'est un beau programme que je me réjouis d'essayer de remplir avec les historiens de l'Université Laval dont je me suis fait des amis, maintenant que ce doctorat fait presque de moi, si vous le permettez, un Québécois d'adoption. C'est pourquoi, Monsieur le Recteur, je le reçois avec tant de reconnaissance et dans la haute conscience de ce qu'il signifie."