27 mai 1999 |
Ils sont "religieux, probes, pas vulgaires, ni grossiers." Ils ont "l'applaudissement prompt, l'admiration facile, l'éloge à bout portant". Ils sont "d'excellente race", volontaires, tenaces et pas assimilés aux vainqueurs. Mais on dirait qu' "ils exagèrent leur côté rustique, cul-terreux" ces "humbles esclaves de leur clergé", qui "écrivent mal et pensent peu".
Ce portrait contradictoire des Canadiens français, brossé par plusieurs plumes qui n'ont pas eu l'honneur de se rencontrer durant leur vie respective, se retrouve au fil des pages de l'anthologie de Luc Bureau, Pays et mensonges., que viennent de publier les Éditions Boréal. Ce professeur du Département de géographie a réuni les textes de plusieurs écrivains et penseurs étrangers, pour tenter de saisir leur perception du Québec entre 1850-1960. Un voyage au pays des demi vérités et des vrais mensonges.
Questions d'optique
Le point de départ de cette anthologie originale de
Luc Bureau se situe dans la pupille de l'oeil. Ce disque à
grandeur variable constitue, selon le géographe, un formidable
miroir pour s'observer. Il a donc voulu explorer à travers
la littérature la trace que le Québec avait laissée
dans les souvenirs d'hommes de lettres pendant une période
d'un peu plus d'un siècle. Le chercheur a ainsi plongé
un été durant dans les entrailles de la Bibliothèque
pour parcourir des revues poussiéreuses, ces témoins
de l'actualité intellectuelle du temps jadis. "Je
cherchais dans les tables des matières des titres qui pouvaient
évoquer de près ou de loin le Québec ou le
Canada, explique Luc Bureau. Certains auteurs me venaient immédiatement
à l'esprit, comme Hémon ou Voltaire, mais je ne
les ai pas forcément retenus car leurs textes étaient
trop connus."
De déchirements en coupures, il en a finalement retenu 34, d'Alphonse Allais à Maurice Barrès, en passant par Henry James, Charles Dickens, Lovecraft, André Breton. Certains noms sortent ainsi de l'oubli, comme le pamphlétaire R. de Marmande, pourfendeur d'une littérature canadienne française inféodée au passé et au clergé catholique, ou un René Bazin épris de valeurs rustiques. Presque tous ces auteurs ont vraiment foulé le sol du Québec pour des séjours plus ou moins longs, mais le lecteur comprend peu à peu qu'aucun de ces voyageurs ne peut se targuer d'observer le pays avec objectivité. Très souvent, les compliments ou les reproches qu'ils adressent au paysage ou aux citoyens québécois constituent en fait les arguments d'un débat concernant leur pays d'origine.
De la Nouvelle à l'Ancienne-France
Deux clans se dessinent ainsi, particulièrement chez
les auteurs français: ceux qui se montrent favorables à
un certain modernisme politique et à une liberté
de croyance, et les penseurs qui revendiquent un attachement aux
valeurs traditionnelles. Ce sont d'ailleurs surtout les adeptes
de ce dernier groupe qui paraissent apprécier particulièrement
le Québec du siècle passé et du début
du vingtième. Tour à tour, ils vantent l'attachement
des Canadiens français à la foi catholique, affirmant
même que l'atmosphère religieuse dans laquelle baigne
le pays favorise la joie héréditaire de ses habitants,
leur amour de la terre, leur honnêteté naïve.
En voyage au Canada en 1905, Louis Arnould vante, par exemple,
l'hospitalité et la cordialité canadiennes pour
mieux déplorer leur disparition dans l'ancienne France,
depuis la Révolution et l'affaire Dreyfus.
Peu à peu, un glissement de mots s'opère, puisque cette Nouvelle-France prend des allures anciennes aux yeux des auteurs français. Au hasard de ses pérégrinations, le fils du physicien Ampère découvre en 1851 un système de propriété foncière quasiment féodal, tandis que De Tocqueville, Jules Huret et bien d'autres s'étonnent de voir préservé en terre d'Amérique un accent normand si prononcé, et des anachronismes déjà oubliés en France. Dès lors, le débat récurrent sur l'héritage laissé par l'ancienne mère patrie est relancé. Faut-il se réclamer d'une histoire commune ou s'orienter vers un futur flamboyant? La question reste bien ouverte. Pierre de Coubertin profite ainsi de son passage, au début du siècle, pour fustiger l'immobilisme des Canadiens français dans un passé marqué par la malpropreté et le manque d'exercice, alors que dans le même temps les jeunes Anglais développent leur caractère en s'adonnant à des jeux virils, ce qui facilite plus tard leur ascension sociale et économique.
Plus ça change.
Certaines polémiques exposées avec vigueur il
y a plusieurs décennies semblent donc d'une actualité
brûlante. À tel point que le lecteur finit par se
demander si chaque époque ne ressasse pas les mêmes
thèmes. Bien sûr, les auteurs évoquent l'état
de la langue, ce mélange constant d'expressions anglaises,
mais ils débattent aussi de la place de l'éducation.
Ainsi, Jean-Jacques Ampère évoque au milieu du XIXe
siècle les réticences des Canadiens français
à investir dans les écoles, car de nombreux villageois
souhaitent disposer d'un instituteur qui fasse la classe le plus
près possible de chez eux, tout en déboursant une
somme la moins élevée possible. L'auteur français
compare, déjà à cette époque, la situation
canadienne à celle qui prévaut aux États-Unis
pour souligner bien sûr les bienfaits du système
américain.
S'il avait eu le choix, Luc Bureau aurait inséré d'avantage de textes dans son volume, car certains choix se sont révélés déchirants. Il envisage donc sérieusement de publier une deuxième tome, tant les suggestions de textes d'auteurs ayant visité le Québec pleuvent depuis quelques semaines sur son bureau. La réalité rejoint d'ailleurs presque la fiction avec ce livre. Un vénérable habitant du comté de Bellechasse lui a ainsi signalé qu'un ancien bureau de poste portant le nom d'Arthurville existe bel et bien près de chez lui, contrairement à ce que le géographe affirmait. Ce lieu mythique abrite, selon ce qu'écrit Alphonse Allais dans Le Captain Cap, "une carrière de charcuterie et de meat land (terre de viande) comme ils disent là-bas. Ce ravin, où de nombreux cerfs, antilopes, biches, lapins et lièvres auraient cuit assaisonnés de fines herbes, feraient les délices des habitants du Canada, à en croire le truculent Allais. Maintenant que nous situons Arthurville, il ne reste plus qu'à chercher la fameuse carrière.