8 avril 1999 |
par Sophie Boisvert
- Bip!... Bip!... Bip!...
Gisèle regarde les montagnes qui se tracent en jaune sur l'écran noir au rythme du petit son strident et s'habitue tranquillement à se faire déranger par ce dernier chaque seconde. Après les nombreuses heures passées dans la chambre, elle ne le remarque presque plus. Elle ne voit que son époux, étendu sur le lit, presque aussi pâle que ses draps blancs. Ça fait cinquante ans qu'ils sont mariés, un demi-siècle, une éternité au complet. Elle dessine du bout des doigts les rides qui creusent le visage de son amour. Elle peut dire avec certitude à quel moment la plupart d'entre elles sont apparues. Le trait profond qui lui barre le front du premier accouchement, alors que le bébé avait failli mourir. Les petites lignes au coin des yeux sont nées lorsque Charles a perdu son emploi et qu'il a eu tant de mal à recommencer ailleurs. Suspendues à ses lèvres, les autres se sont tracées au cours des années à force de fou de rires, de larmes et de tracas quotidiens.
Leurs quatre enfants et leurs cinq petits-enfants sont venus à l'hôpital dire adieu au mourant. Gisèle les a serrés dans ses bras un à un, les a remerciés de s'être déplacés, leur a répété combien de fois Charles et elle les aiment et sont fiers d'eux. Ensuite, elle leur a demandé de ne pas les déranger, de la laisser seule avec son mari pour un dernier tête-à-tête de deux vieux amants en ce monde. Ils ont protesté un peu, pour la forme, mais ont fini par s'en aller, en procession, attendre à la cafétéria qu'on vienne leur apprendre l'irréparable. Gisèle a savouré le silence retrouvé après leur départ et l'intimité partagée à deux pour la dernière fois. Charles a même repris conscience quelques minutes et des larmes ont coulé de ses paupières entrouvertes.
- J'ai peur, ma vielle, tellement peur! a-t-il murmuré d'une voix presque éteinte en s'agrippant sans force à la main qu'elle lui a confiée cinq décennies plus tôt.
- Je suis là, mon homme, et je ne t'abandonnerai pas, lui répond Gisèle d'une voix qui se veut ferme et rassurante, mais où se devinent tout de même quelques sanglot retenus.
Charles a du mal à parler entre deux souffles courts, mais après cinquante ans de cohabitation, ils n'ont plus besoin de mots pour communiquer, se comprendre. L'homme tente désespérément de se raccrocher à sa femme, se tenant par les yeux plus que par la main. Gisèle chuchote en caressant doucement les cheveux de son mari, comme elle l'a fait si souvent pour réveiller son homme le matin. Soudainement, elle ne voit plus que son vieil amant brisé par la vie, mais l'homme de vingt-cinq ans qui lui a fait passer le seuil de leur maison le jour de leur mariage. Elle se revoit dans sa robe de nuit nuptiale, toute tremblante, rouge de gêne autant que d'excitation. Il lui semble sentir encore les caresses douces et tendres de son mari le premier soir, et celles données tout au long de l'année. En cinquante ans, leurs étreintes ont bien changé, mais si elles sont devenues moins passionnées, elles ont gagné en sincérité et en profondeur de sentiments.
- Bip!... Bip!... Bip!...
Une infirmière entre, vérifie le tracé des montagnes, semble satisfaite et repart sans même adresser une parole réconfortante à Gisèle, que l'intrusion a arrachée à ses souvenirs. Après soixante-quinze ans d'amour et de joie, ce qui reste de la vie de Charles se trouve maintenant réduit à une ligne jaune sur un fond noir. Après sa crise cardiaque, on a affirmé à Gisèle que le coeur de Charles était trop usé pour pouvoir le réparer, comme un vieux moteur d'automobile. Tel un garagiste qui lui aurait dit que leur voiture était bonne à mettre à la ferraille, on lui a annoncé que son mari allait mourir. Sans ménagement, sans l'y préparer, comme si elle ne devait pas s'attirer puisqu'ils sont si vieux tous les deux. Comme si les vieillards devaient trouver normal de mourir et de voir mourir, de se séparer de ceux qu'ils aiment. Gisèle n'est pas d'accord: on n'est jamais prêt à voir ses proches et ça fait aussi mal à soixante-quinze qu'à quarante ans. C'est absurde et ça nous remue tout autant...
Elle a mille fois retourné le problème dans sa tête depuis qu'elle sait avec certitude que l'homme qu'elle aime, son amour, va partir pour de bon. Elle a tenté de se convaincre qu'elle saurait continuer à vivre seule, en consacrant son temps à ses cinq petits-enfants qui perpétueraient les traditions familiales qu'elle leur raconterait. Mais c'est plus fort qu'elle, elle finit toujours par s'imaginer se lever seule dans leur chambre à coucher, transie sans la chaleur de son homme pour la réchauffer en hiver. Elle se voit dans sa cuisine, qui a toujours été son royaume, son refuge. Mais pour qui dépenser son énergie en tartes et en gâteaux si Charles n'est plus là? De qui se réfugier? À quoi bon posséder un royaume s'il ne comporte pas de sujet? Elle s'imagine tricoter devant la télévision le samedi soir en regardant La soirée du hockey, parce que lui l'avait toujours regardée. Même si chaque semaine elle tentait de le convaincre de changer de poste, au fond, s'il n'est plus là, rien d'autre ne retiendra son intérêt. Puis, elle voit déjà ses enfants s'inquiéter, venir la voir par corvée pour vérifier qu'elle ne s'ennuie pas trop et constater, qu'en fait, elle s'ennuie à mourir, qu'elle vit toujours ou plutôt survit, par obligation et non par envie. Chaque fois qu'elle a tenté d'imaginer ce que sera son avenir sans Charles, son courage a faibli, jusqu'à disparaître complètement, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'un ramassis d'angoisses.
Et les montagnes se font de moins en moins hautes, de plus en plus distancées sur l'écran noir du moniteur cardiaque. Elle sent son coeur à elle qui bat de plus en plus vite, jusqu'à lui faire mal. Charles a perdu conscience, maintenant, et elle sait très bien qu'il ne se réveillera jamais. La pluie trop retenue se met à tomber dans le désert de son visage, un véritable orage franchissant les dunes, suivant les ruisseaux asséchés jusqu'à s'écraser dans le pli de son cou. Elle appuie sa tête sur la poitrine de son mari, comme elle l'a fait des milliers de fois lorsqu'un problème la tenaillait, lorsque les nuages s'amoncelaient sur leur avenir. Chaque fois, elle a cherché du réconfort dans le creux de ses bras puissants. Pourtant, aujourd'hui, les bras restent ballants et Gisèle comprend qu'elle ne retrouvera plus jamais le bien-être d'antan. Elle laisse sa tête se soulever, puis retomber, au rythme de plus en plus lent de la respiration de Charles, et le mouvement devient de moins en moins perceptible...
- Biiiiiiiiiiiiiiiip!
Les montagnes ont laissé place à une simple ligne d'horizon qui défile maintenant sur l'écran noir. Dans une minute, la chambre fourmillera, d'infirmiers et de médecins qui attirés par l'arrêt cardiaque de Charles, tenteront de la réanimer. Mais, elle a tout prévu et ils ne réussiront pas à la ramener à la vie: il y a maintenant plusieurs heures qu'elle a absorbé le contenu du flacon de nitroglycérine de son mari. Sous l'effet du médicament, elle a senti le rythme de son coeur s'accélérer jusqu'à avoir l'impression qu'il explosait dans sa poitrine. Elle a rendu l'âme au même moment que son mari, refusant de l'abandonner, de la laisser seul dans cette dernière épreuve, face à l'inconnu. Incapable de concevoir, surtout de rester seule dans cette vie qu'elle n'avait jamais envisagée qu'à deux.