8 avril 1999 |
Pendant que les spécialistes dissertent sur le rapport des autochtones à la modernité, les premières nations poursuivent leur mutation tranquille
Prenez une question provocante sur les rapports des autochtones à la modernité, ajoutez quelques anthropologues en verve, une poignée de sociologues, et ajoutez un représentant du Grand conseil des Cris. Remuez, laissez mijoter et vous obtiendrez un débat coloré où tour à tour Jean-Jacques Rousseau, le projet Grande-Baleine, la trappe, les moulins à scie tiendront la vedette. Morceaux choisis d'un forum de discussion organisé lors d'un colloque du Groupe d'études inuit et circumpolaire (GETIC) le 19 mars dernier.
L'interrogation soumise en préambule aux participants du débat a réussi un véritable miracle parmi ces spécialistes aux personnalités bien tranchées, celui de faire l'unanimité contre elle. Lorsqu'il a pris connaissance du sujet de discussion, "La société autochtone contemporaine: appropriation ou rejet de la modernité", Roméo Saganash, membre du Conseil des Cris, s'est presque senti insulté. "Cela m'étonne qu'on puisse encore se poser ce genre de questions aujourd'hui, s'est-il exclamé. Comme toutes les autres sociétés, les Cris sont en constante mutation. Il faudrait donc savoir qui détermine si un peuple est moderne ou non."
Le "modèle" québécois
Pour l'anthropologue Bernard Arcand, la réponse coule de source,
il s'agit des Québécois. En effet, selon lui, se demander
si les autochtones acceptent ou rejettent la modernité revient à
se questionner sur leur attachement au Québec, car c'est la société
québécoise qui sert d'étalon de mesure de la modernité.
Bien souvent également, selon Carole Lévesque, de l'INRS-Culture
et société, certains décrivent volontiers les sociétés
autochtones comme idylliques et peuplées de citoyens très
gentils, pour mieux tomber à bras raccourcis sur la société
blanche, jugée oppressante et colonisatrice. Il faut donc prendre
garde, à en croire la sociologue, de ne pas tomber dans un discours
manichéen où toute évocation de la différence
ressemble à une vision en noir et blanc sans aucun demi-ton. Une
vision que le modérateur Paul Charest rapproche de celle du philosophe
français Jean-Jacques Rousseau.
Pourtant, il existe d'innombrables moyens de participer au monde contemporain tout en conservant un attachement à sa culture. Sylvie Poirier, professeure d'anthropologie à l'Université Laval, a ainsi cité l'exemple de ces aborigènes australiens qui battent le rappel autour d'une cérémonie d'initiation en utilisant Internet ou leur téléphone cellulaire, et qui transportent les novices en avion. Une expérience que la chercheuse qualifie "d'appropriation de moyens technologiques modernes à des fins non modernes".
La scierie de Waswanipi
Ironiquement d'ailleurs, ce sont parfois les non-autochtones qui reprochent
à ces derniers d'exercer des activités trop actuelles. Roméo
Saganash se souvient ainsi de ce fonctionnaire qui s'étonnait de
recevoir une demande de Cris pour lancer un moulin à scie, car il
considérait qu'une scierie ne faisait pas partie de leurs traditions.
Ce projet a d'ailleurs alimenté bien des conversations pendant cinq
ans à Waswanipi. De nombreux jeunes de la réserve s'y opposaient,
au nom de la défense de l'environnement, alors que les citoyens plus
âgés, qui incarnent en principe la tradition, défendaient
le supportaient en invoquant la survie économique de la communauté.
Selon l'avocat cri, une bonne partie du discours et de la rhétorique
des leaders autochtones se réclamant de "Notre mère la
terre", ou autre entité environnementale provient d'ailleurs
en grande partie des anthropologues qui forgent à ce peuple une nouvelle
identité. Qui est moderne, qui est traditionnel, la question reste
donc entière.