25 mars 1999 |
Nul besoin d'être grand clerc pour constater que l'Occident moderne se caractérise par une baisse importante de la pratique religieuse, et même dans certaines sociétés par une perte de la croyance. Mais le philosophe Charles Taylor décèle malgré tout des traces d'une recherche de spiritualité chez ses contemporains, même s'il mesure le fossé religieux qui nous sépare de nos ancêtres très christianisés. Ce professeur de l'Université McGill, grand croyant devant l'Éternel, prononçait une conférence dans le cadre du Symposium du Conseil pontifical de la culture, organisé début mars en collaboration avec la Faculté de théologie et des sciences religieuses.
Pour Charles Taylor, les conditions de la croyance ont considérablement évolué depuis le Moyen Age, une époque caractérisée par la présence quasi quotidienne de la magie. "Dans ce monde enchanté, on se sentait entouré par les esprits et les forces occultes, rappelle le conférencier. Nos ancêtres, les paysans français, faisaient par exemple sonner les cloches des églises lorsque le tonnerre résonnait car ils pensaient que Dieu les protégerait contre les forces maléfiques de la foudre." Peu à peu, la foi catholique vient à bout de ces pratiques liées à la magie, mais ce désenchantement du monde constitue un peu une arme à deux tranchants, selon Charles Taylor. Il devient en effet possible de ne plus croire en Dieu, sans pour autant adhérer au mal, ce qui semblait impossible aux habitants du "monde enchanté".
La montée de l'humanisme
Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, la relation
des penseurs avec Dieu se transforme donc. Certains moralistes
en viennent même à concevoir un monde où les
êtres humains veillent les uns sur les autres, où
la solidarité et l'altruisme occupent une place grandissante
sans intervention du divin. "C'est un humanisme exclusif,
précise Charles Taylor. J'ai beaucoup d'admiration pour
ces non-croyants qui ont pu trouver en eux même des sources
de morale suffisantes, alors que jusqu'à cette époque
il fallait l'aide de Dieu pour agir pour le bien-être de
tous." Le philosophe constate par ailleurs que la conception
de l'univers se modifie puisqu'on passe d'un cosmos très
ordonné par des lois de Dieu très claires, à
un univers aux dimensions presque illimitées et regorgeant
de mystères.
Selon Charles Taylor, les grands mouvements artistiques traduisent ce changement de perception. "Le sublime fait partie de la peinture du XVIIIe siècle, le goût pour les orages, les grandes montagnes. L'ère romantique, avec notamment des auteurs comme Chateaubriand, témoigne de cette nouvelle incompréhension du monde et de l'incertitude sur la présence de Dieu." Tout au long du XIXe siècle, le rapport au sacré se modifie, la spiritualité devenant de plus en plus une affaire individuelle. Autrement dit, le croyant ne veut plus se faire dicter sa conduite par un clergé omnipotent et chacun cherche sa propre direction spirituelle.
Les chemins de la tolérance
Comme de nombreux sociologues, Charles Taylor note que la chute
de la pratique religieuse s'accélère depuis les
années 1960, mais que, par ailleurs, les Québécois,
comme les autres occidentaux, seraient en quête d'une nouvelle
spiritualité. Une spiritualité que souvent ils ne
peuvent nommer car la culture religieuse ne fait plus partie de
leur quotidien. "Je pense qu'on ne peut revenir en arrière
et reconstituer la chrétienté dans son état
antérieur, soutient le philosophe, mais j'ai l'impression
que de nouveaux lieux de transcendance surgissent." Charles
Taylor en veut pour preuve l'humanitarisme qui caractérise
notre époque actuelle. Selon lui, jamais encore aucune
société n'a voulu secourir les autres comme notre
société le fait, qu'il s'agisse de venir en aide
aux familles démunies, aux réfugiés, ou aux
victimes de guerres.
"Même les incroyants ont le sentiment qu'une personne comme Mère Teresa possédait quelque chose qui nous dépasse, constate le conférencier, une bienfaisance qui vient de Dieu, pour nous Chrétiens." Il souligne également que ses contemporains recherchent actuellement de nouvelles voies de spiritualité, qu'il s'agisse de se tourner vers les mouvement du Nouvel-Age, de trouver un gourou ou de pratiquer la méditation. Bien décidé à vivre les deux pieds dans son époque, Charles Taylor ne cherche donc pas à faire revivre un passé marqué par la religion. Il invite plutôt les pratiquants à accepter l'éclatement actuel vers les nouveaux chemins d'accès au transcendant. Finalement, la tolérance a bien meilleur goût.