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25 mars 1999 ![]() |
Lettre adressée au recteur de l'Université Laval
Monsieur Tavenas,
votre administration vient d'imposer à la Bibliothèque
un rythme accéléré de compressions pour l'an
prochain, en bousculant le plan de réductions déjà
déposé au comité exécutif depuis novembre
dernier. Le Directeur de la Bibliothèque a rendu publiques
les hypothèses de travail découlant de la nouvelle
commande. Sept des huit hypothèses représentent
des réductions sérieuses de service se répercutant
directement sur les clientèles. On envisage même
de supprimer des pans entiers de
service en fermant carrément des secteurs complets.
La Bibliothèque a déjà fait de sérieux
efforts de rationalisation de ses activités. Accélérer
davantage le rythme oblige à considérer des solutions
drastiques qui conduisent inévitablement au démembrement
de la Bibliothèque, en menaçant l'existence même
de ce service indispensable à
l'enseignement et à la recherche. On est aux portes de
l'irréparable. Il faut se poser de sérieuses questions
sur les conséquences à long terme de l'imposition
sans limite de compressions répétées.
L'asphyxie progressive de la Bibliothèque compromet le soutien pédagogique aux étudiants. Les conditions d'enseignement sont déjà fortement affectées: réduction du corps professoral, groupes plus imposants, encadrement réduit. En réaction à cette détérioration de l'acte pédagogique, les étudiants peuvent tenter d'accroître l'auto-apprentissage par la consultation documentaire. Les services se dégradent également de ce côté. Que reste-t-il des conditions pédagogiques essentielles sur lesquelles les étudiants sont en droit de compter pour réussir leurs études?
La fermeture éventuelle de secteurs peut entraîner la disparition de riches patrimoines documentaires constitués avec compétence à l'aide des deniers publics. Peut-on sacrifier ces investissements institutionnels, pouvant représenter dans certains cas un intérêt national, sans s'interroger sur la responsabilité de l'Université face à ses clientèles et à la société qui la supporte?
À titre d'exemple, la collection de cartographie ancienne
de la Cartothèque (que je connais bien pour y avoir oeuvré
durant 34 ans et dont la fermeture est envisagée) rassemble
l'essentiel de la documentation nécessaire pour connaître,
analyser et reconstituer l'occupation du territoire québécois
depuis ses origines. Cette collection n'a pas d'équivalent
au Québec et son organisation en rend l'accès des
plus faciles. Va-t-on sacrifier ce patrimoine unique constitué
par quatre
décennies d'efforts et de ressources, renoncer aux services
à la recherche qui seraient offerts dans le futur? Cette
mise en perspective est applicable à d'autres services
documentaires.
La détérioration des infrastructures d'appui à l'enseignement et à la recherche compromet la mission même de l'Université. N'est-on pas aussi en train de sabrer dans la construction identitaire de cette institution?
L'Université Laval construit son identité par
les forces distinctives qu'elle développe sous différentes
formes pour manifester son vouloir-être propre. La Bibliothèque
est l'une de ces forces qui reflète l'identité voulue
à l'endroit des services documentaires: valorisation de
l'information scientifique dans la formation et la recherche (l'importance
de l'infrastructure en place en témoigne), développement
soigné des collections, organisation et accessibilité
documentaires à l'avant-garde grâce à l'informatisation
et aux nouvelles technologies, intégration
pédagogique au milieu par des activités de formation
documentaire, qualification poussée des personnels. Le
degré élevé et soutenu de satisfaction des
clientèles témoigne de la reconnaissance de l'excellence
poursuivie et de l'adhésion à l'identité
institutionnelle que Laval a voulu
construire autour de l'information scientifique. Va-t-on démolir
cet héritage unique que la société a permis
de constituer?
Les réductions visent à supprimer les inefficacités
de système. Poussées sans conscience institutionnelle
et sociale suffisantes, ces réductions répétées
ne risquent-elles pas de mettre en péril les construits
identitaires les plus précieux? De priver finalement la
société de toutes les retombées qu'elle est
en droit d'attendre de ses investissements dans l'enseignement
supérieur? Devant le délabrement de sa bibliothèque,
l'Université Laval, au début des années 1960,
a commandé une étude de restructuration de ce service.
Le titre du rapport Williams-Filion de 1962 résumait tout
de la situation d'alors: Vers une bibliothèque digne
de Laval.
Vers quoi se dirige-t-on maintenant? Vers une bibliothèque indigne de Laval? Vers une université indigne d'une véritable bibliothèque de recherche? L'alternative est doublement inacceptable. Votre administration peut bien demander à la Bibliothèque d'améliorer sa productivité là où la chose est encore possible. Mais peut-elle lui demander de compromettre sérieusement sa finalité même de soutien indispensable à l'enseignement et à la recherche, en ne lui accordant pas le niveau minimal de ressources nécessaires à l'accomplissement de sa mission?
Monsieur le recteur, la réponse vous appartient.