28 janvier 1999 |
Le plus coûteux échec de la "Big Science" québécoise, le projet Tokamak, livre un message important aux chercheurs sur les vertus et les risques du partenariat
La fin du projet Tokamak de Varennes, la plus coûteuse aventure scientifique jamais tentée au Québec, livre une leçon importante aux chercheurs, estime Michel Trépanier, de l'INRS-urbanisation: qui vit par la politique périra par la politique. "Pour convaincre les politiciens et les administrateurs, les chercheurs qui ont initié le projet ont dû apprendre à adapter leur discours et leur demandes en démontrant l'importance des retombées économiques. Les scientifiques sont sans doute responsables d'avoir fait trop de promesses mais s'il n'y avait pas eu de promesses, il n'y aurait probablement pas eu d'argent pour commencer le projet", a fait valoir le sociologue des sciences et de la technologie lors d'une entrevue qu'il accordait suite à sa conférence présentée devant le Département de physique le 19 janvier.
Inauguré en 1986, le Tokamak (acronyme russe pour chambre magnétique toroïdale ou ayant la forme d'anneau) aura engouffré, en 11 ans à peine, 170 millions de dollars, provenant à part égales du gouvernement fédéral et d'Hydro-Québec. Le démantèlement définitif de cet équipement servant à la recherche sur la fusion nucléaire a commencé le 11 janvier. Le projet du Tokamak s'inscrivait dans l'effort mondial pour développer de nouvelles sources d'énergie. La fusion nucléaire repose sur la fusion de noyaux d'atomes plutôt que de leur fission comme dans le cas des centrales nucléaires existantes. Les déchets radioactifs générés par ce procédé seraient de faible toxicité et leur demi-vie serait de courte durée. À travers le monde, les gouvernements des pays industrialisés investissent environ 2 milliards de dollars par année dans la recherche sur cette filière énergétique. "Les scientifiques prévoyaient que les premières centrales à fusion nucléaire verraient le jour avant l'an 2000 et que des retombées économiques importantes suivraient, rappelle Michel Trépanier. Aujourd'hui, on parle plutôt de 2050 avant d'avoir cette première centrale, et c'est encore optimiste."
Intérêts politiques et activité scientifique
Le projet a toujours été fragile, estime le sociologue.
"Tous les ingrédients des difficultés qu'allait connaître
le projet étaient déjà rassemblés dans la préhistoire
du Tokamak. Pour survivre, le projet avait besoin de l'appui constant et
à long terme des politiciens. Or, c'est difficile à obtenir
parce que le rythme de changement des intérêts politiques est
beaucoup plus rapide que le rythme de l'activité scientifique. En
plus, il fallait continuellement que plusieurs intervenants s'entendent
en même temps et y voient leur intérêt respectif. Le
partenariat, c'est beau mais c'est parfois compliqué."
Pourtant, poursuit-il, sur le plan scientifique, le projet atteignait les objectifs qu'on lui avait donnés au départ. Les chercheurs qui travaillaient au Tokamak avaient trouvé leur place dans la communauté scientifique de la recherche en fusion nucléaire. Bref, on n'a pas mis la clé dans la porte faute de réussir à livrer la marchandise scientifique. "Les bailleurs de fonds considéraient que le Tokamak était un échec parce que le projet n'a pas généré de produits commercialisables. Pourtant, il y a eu des retombées économiques importantes dans les PME qui collaboraient au projet. Mais, les politiciens n'en ont pas tenu compte dans leur analyse du dossier. On cherchait les retombées au mauvais endroit."
Des leçons de stratégie
Cet échec soulève des doutes sur l'avenir de la "Big
Science" au Québec et au Canada. "Je pense qu'il n'y a
pas d'avenir pour des projets à 100 % québécois ou
canadiens, estime Michel Trépanier. Et c'est heureux, sinon ces projets
accapareraient la plus grande partie des budgets de la recherche au pays.
On se prive ainsi d'une foule de retombées économiques mais
ça évite une trop grande concentration des ressources dans
quelques projets. Je crois plutôt à une participation modeste
du Canada dans les grands projets internationaux, comme on l'a vu en astrophysique.
Les astrophysiciens de Laval, par exemple, sont dans la "Big Science"
jusqu'au cou mais pas avec des équipements qui appartiennent entièrement
au Canada."
La leçon du Tokamak peut aussi servir à la "small science". "Même pour des projets modestes, les chercheurs doivent maintenant utiliser les mêmes stratégies que les initiateurs du Tokamak, soit le partenariat avec les gouvernements et l'entreprise privée. Les scientifiques doivent apprendre à manoeuvrer dans ces eaux-là. Faire de la bonne science est important mais ce n'est plus suffisant. Il faut démontrer l'intérêt de votre projet sur la base de critères autres que scientifiques, entre autres la création d'emplois et les retombées économiques. Ça rend tous les projets plus fragiles mais les chercheurs ne peuvent plus se replier uniquement sur le monde scientifique."