10 décembre 1998 |
Idées
par André Paré, professeur retraité de la Faculté des sciences de l'éducation
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Allocution prononcée par l'auteur à l'Université de Sherbrooke, alors qu'on lui remettait un doctorat honorifique en sciences de l'éducation, en octobre dernier.
"La présence que l'on est capable d'accorder à une personne, à sa spécificité, à son unicité, à ses ressources, aux mouvements de déploiement qui cherchent à poindre en elle, est ce que l'on peut apporter de plus important en éducation."
Je convie toutes les facultés qui forment des intervenants auprès d'autres êtres humains à explorer le développement de la personne. Il va de soi que l'on ne travaille guère ces dimensions dans des amphithéâtres avec des masses d'étudiants. Travailler sur la personne, à court terme, n'est guère économique, mais cela me paraît essentiel."
Lorsqu'on m'a demandé si j'acceptais cette distinction que vous m'offrez aujourd'hui, je me suis d'abord demandé pourquoi. Au jour le jour, à travers l'action quotidienne, il est parfois difficile de percevoir le vrai propos d'une vie. J'ai pris du recul et j'ai regardé le chemin à rebours et j'aimerais vous dire rapidement ce que j'y ai vu et où ce chemin m'a conduit aujourd'hui. Dès le début, durant les années soixante, mon travail en psychologie scolaire visait à aider des enfants en difficultés scolaires. Je cherchais des façons de les remettre dans le circuit scolaire régulier et dans leur propre vie. Je sais aujourd'hui que ma propre carrière d'élève en difficultés scolaires m'inspirait et que déjà je faisais pour les autres ce que je souhaitais qu' on eût fait pour moi.
Rapidement, dès mon arrivée à l'Université Laval, les travaux que j'ai faits avec ma collègue Louise Pelletier, qui nous a quittés depuis longtemps, m'ont amené à vouloir transformer le milieu scolaire pour éviter tous ces échecs et leurs effets sur les personnes. C'était l'époque glorieuse des méthodes d'éducation active, plusieurs s'en souviendront. Je dois reconnaître qu'il y avait à cette époque une certaine magie dans ma pensée. Les méthodes allaient garantir l'apprentissage et la réussite.
En cherchant à rapatrier au coeur des méthodes nouvelles des données issues de la science, notamment de la psychologie de l'apprentissage, j'ai eu à cette époque le rêve de développer une sorte d'ingénierie de l'intervention pédagogique. Je croyais que la connaissance intime des processus mentaux allait permettre de développer des stratégies subtiles permettant de favoriser, à coup sûr, l'apprentissage des enfants et la réussite scolaire. Je retrouve beaucoup de cette pensée dans le discours pédagogique actuel . C'était une époque fascinante et je ne renie rien de tous ces travaux. Ils sont certainement un élément incontournable de toute formation à l'enseignement.
Pas de changement sans passion
J'ai cependant dû, graduellement, me rendre à l'évidence
que le changement ne se rendait pas beaucoup dans les écoles, sauf
dans quelques îlots privilégiés. Les pratiques pédagogiques
demeuraient essentiellement ce qu'elles avaient toujours été.
Par ailleurs, là où le changement s'installait, il avait
beaucoup de difficulté à perdurer, agissant souvent comme
une mode que les structures antérieures avaient vite fait de faire
disparaître. L'observation sur le terrain m'a permis de me rendre
compte que là où le changement pédagogique existait,
il était généralement lié à la présence
de gens passionnés, tenaces, qui cherchaient, envers et contre tous,
à travers une pratique pédagogique souvent intuitive, à
résoudre des problèmes quotidiens. Souvent d'ailleurs, ces
mêmes personnes résistaient aux enseignements formels qu'offraient
les institutions de formation. Ces enseignants m'apparaissaient de plus
en plus clairement comme de véritables créateurs qu'il nous
fallait écouter très sérieusement.
Nous avons peut-être cru trop longtemps que l'action pédagogique changeait grâce aux découvertes de la science et aux enseignements de l'université. Je crois aujourd'hui qu'une grande partie de notre connaissance pédagogique ne vient , et ne peut venir, que des praticiens et de l'analyse de leur pratique.
J'ai commencé à penser à cette époque que ce qui pouvait être le plus utile pour transformer le milieu scolaire, c'était de réunir ces enseignants passionnés, de leur créer un milieu privilégié et de leur permettre d'expliciter leur pensée, et plus tard, leur action. La mise en réseaux des personnes devenait une priorité et les enseignants allaient définitivement devenir mes maîtres et m'enseigner. Je commençais à moins enseigner pour davantage écouter, ce qui, pour le professeur que j'étais, n'a pas été la chose la plus facile. J'ai remarqué que le chemin qui fut le mien m'a amené chaque fois plus proche des enseignants et plus intéressé par eux, par leur action, mais surtout par leur personne.
Le travail éducatif se fait uniquement dans une relation intime entre des personnes. Cette relation se matérialise à travers une pratique qui n'est jamais neutre. Elle porte toujours à un niveau caché la profondeur des personnes en présence. Nous avons beaucoup cultivé l'idée d'un éducateur formé, achevé qui va à son tour former un élève inachevé qui doit grandir. Au niveau de la relation entre les êtres, qui peut prétendre être formé? Chacun est dans son mouvement de croissance, c'est inévitable, et cela ne se termine jamais.
Le continent noir de la croissance humaine
Comment entrer dans une telle complexité? Dans la vie quotidienne,
les variables ne sont pas contrôlées. Le plus souvent, en éducation
on ne les perçoit même pas. C'est le contact avec la psychosynthèse
durant les années 1980 qui m'a fourni ce qui allait me permettre
de m'aventurer dans cette complexité du monde intérieur et
de la croissance des êtres humains. Des horizons nouveaux s'ouvraient
à moi et j'ai découvert dans ma propre pratique que les enseignants
ne demandent pas mieux que d'entrer dans ce monde et d'apprendre à
se connaître davantage. J'ai aussi observé à cette époque
qu'il n'était plus question entre nous de méthodes pédagogiques,
de stratégies subtiles d'apprentissage, et pourtant, jamais je
n'aurai assisté à des changements pédagogiques aussi
importants dans les classes. Il faut dire que je ne jugeais plus ces changements
comme bons ou mauvais, mais j'essayais simplement d'écouter, d'entendre
et d'accompagner des personnes dans leur propre transformation personnelle,
et ce, dans le sens de ce que chacune d'elles portait.
Je crois bien que mon propos, ce qui cherche à se faire à travers mes gestes, aura toujours été de remettre chaque personne en contact avec elle-même, de lui redonner un pouvoir sur sa propre vie, de lui redonner sa propre créativité, sa propre liberté.
J'ai aussi compris avec les années qu'il m'était absolument impossible d'aider quelqu'un à entrer en lui-même si je ne plongeais pas moi-même dans mon propre monde intérieur. Se connaître est sans doute le meilleur chemin, peut-être le seul, pour aider un autre à se connaître. Ne retrouve-t-on pas le "Connais-toi toi-même" de Socrate? Qui peut se vanter de se connaître, car, à un certain niveau, les êtres humains sont infinis.
Je dois dire ici que j'ai compris, il y a quelques années, que tout le travail que je faisais dans le milieu n'était en réalité qu'un effort pour me rapprocher de moi-même. Au cours des dernières années, j'ai vraiment compris que je ne pouvais plus vraiment enseigner. Je pouvais tout au plus être un guide, un miroir, un témoin de la croissance de l'autre. Je pouvais aménager un espace, y déposer des outils ou des informations, assurer une présence, aimer les personnes présentes, mais le chemin et les pas sur le chemin ne relèvent et ne peuvent relever que des étudiants eux-mêmes. C'est la personne dans sa rencontre avec elle-même qui se forme; on ne la forme pas. Pour un enseignant dans une classe, chaque geste en est un de création et c'est à travers ces gestes que se crée l'enseignant lui-même.
J'ai compris que ma propre pratique pédagogique était porteuse de la théorie que je professais. J'avais toujours été mal à l'aise d'enseigner à un niveau ce que je ne savais pas faire dans ma propre salle de classe. Les dernières années il m'a semblé, grâce aux enseignements de la psychosynthèse, que j'avais développé une pratique pédagogique qui était en cohérence avec ce que je sentais et ce que je pensais.
Tout ce travail nous a conduit, mes collègues Maurice Legaut et par la suite Mona Auclair et moi, à développer une pratique d'analyse réflexive qui, à la suite d'autres auteurs, visait à pénétrer dans la profondeur de l'acte pédagogique, dans la profondeur de la personne. La pratique quotidienne, les gestes les plus simples que nous posons sont porteurs de nos théories les plus profondes. Souvent ces théories sont en contradiction avec ce qui est dit. J'en suis venu à croire qu'il est plus important d'entendre ce que les gens font dans la relation avec nous que d'écouter ce qu'ils disent, ce qui peut être parfois très beau, mais à l'occasion fort étourdissant.
Nous vivons dans une société fortement technicisée où le virtuel a pris le pas sur le réel. J'ai souvent l'impression que les personnes sont disparues au profit du capital, de la technique, même de ce que l'on appelle parfois l'excellence . La communication sur Internet est devenue plus intéressante que l'attention que l'on peut porter à son voisin, surtout s'il est pauvre.
La conscience au coeur de la personne
À ce moment-ci, travailler en éducation, pour moi, devient
essentiellement travailler sur le développement de la conscience
et sur le développement de la personne. C'est au coeur de la personne,
dans sa subjectivité la plus grande que se situe cette conscience.
Pour moi, les personnes sont sacrées et chacune, dans son unicité,
mérite notre plus haute considération. Passer à coté
d'une seule personne, de ce qu'elle est et amène avec elle, c'est
un drame pour la conscience. Vous comprendrez qu'on n'en est pas à
un drame près sur cette planète. Chacun de nous étant
une personne humaine, passer à coté de soi-même est
un drame encore plus grand. Quelque part nous sommes responsables de nous
-mêmes et toute éducation ou formation ne vise qu'à
cela en définitive.
Il m'apparaît que la présence que l'on est capable d'accorder à une personne, à sa spécificité, à son unicité, à ses ressources, aux mouvements de déploiement qui cherchent à poindre en elle, est ce que l'on peut apporter de plus important en éducation. Après avoir cultivé la parole, il faudra cultiver l'écoute et l'entendement. Il est clair que pour pouvoir accorder une présence à une autre personne, à l'école, dans la famille ou dans la société, il faut d'abord être capable de s'accorder une présence à soi-même. Autrement chacun risque de se voir lui-même dans l'autre et comme je le disais souvent à mes étudiants, de "se travailler chez l'autre". L'écoute de soi, la présence à soi demande un long travail, une ascèse qui n'est jamais terminée.
N'est-ce pas étrange de me voir revenir à la première chose que j'ai apprise en éducation. Mes professeurs me disaient toujours que l'on travaille avec ce que l'on est. Le premier outil de l'éducateur, c'est lui-même. Le discours en restait là malheureusement, la connaissance de soi étant prise pour acquise. C'est bien la personne même de l'éducateur qui est déterminante, le reste, non négligeable, n'est là que pour la soutenir et non la déterminer. Avez-vous déjà réfléchi au temps qui est mis dans une formation à la connaissance de la personne par elle-même? Avez-vous analysé les contenus de programmes de formation pour voir combien d'heures sont consacrées à la personne elle-même? L'observation démontre que c'est un domaine complètement absent de toutes nos formations. Il faudra bien y venir un jour.
J'aimerais convier les facultés d'éducation, comme toutes les facultés qui forment des intervenants auprès d'autres êtres humains, à explorer de ce coté. Il va de soi que l'on ne travaille guère ces dimensions dans des amphithéâtres avec des masses d'étudiants. Travailler sur la personne, à court terme, n'est guère économique, mais cela me paraît essentiel.
Regarder mon propre cheminement en éducation, c'est comme regarder un chemin qui trouve son origine et son arrivée en moi. Je rends grâce à la vie d'avoir mis sur mon chemin tous les éléments qui m'ont permis ce parcours. J'ai le sentiment que les choses m'ont été données, que j'ai été guidé de l'intérieur par quelque chose qui savait tellement mieux que moi ce qui était essentiel. En accompagnant des gens, j'ai acquis la certitude qu'il y a au coeur de toute personne quelque chose, un propos, une intentionnalité, qui se déploie graduellement à travers les gestes posés. Il suffit d'apprendre à écouter, entendre, et consentir.
En m'honorant aujourd'hui, j'ose croire que c'est une personne que vous honorez, et à cela je veux consentir avec modestie. Je vous en suis reconnaissant.