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3 décembre 1998 ![]() |
Idées
par Lucien Morin, professeur à la Faculté des sciences de l'éducation
"Qui ne voit déjà que le sens de nos étonnements, plantés au ras de la prose du monde, ne soit cloué à un postulat de transcendance? Qui ne voit déjà que le sens de notre éthique et de notre art d'éduquer, à la remorque des mêmes étonnements, ne pende au même clou?"
"Pour sensibliser les jeunes à une forme plusieurs fois séculaire de notre lien avec la transcendance, je me demande s'il ne serait pas intéressant de leur raconter l'histoire de cette idée."
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Deuxième - et dernier - extrait d'une conférence prononcée lors du colloque "Éthique et déontologie en éducation", organisé récemment par la Faculté de droit et la Fédération des commissions scolaires du Québec.
L'éthique comme ouverture sur la transcendance, c'est l'autre pôle de la responsabilité éthique dans la formation de la personne. Certes, jusqu'au XVIIIe siècle, ou à peu près, il était encore généralement admis que peu de personnes humaines pouvaient vivre sans consolation spitituelle, métaphysique ou religieuse. Et, naturellement, les agents d'éducation s'acquittaient de leur devoir moral d'en informer les jeunes. Puis, la question entière de la transcendance se mit à pourrir par le haut, pour ainsi dire, avec la nouvelle de la mort de Dieu, qu'on avait tué. Pour un éducateur, pour l'éthique de toute pédagogie, on imagine facilement les répercussions. Avant toute autre, c'est la terrible question de Malraux qui monte de suite à la conscience: que faire d'une âme d'enfant s'il n'y a ni Dieu, ni Christ? Surtout si on L'a tué? Surtout si on est pédagogue?
Heureusement, il n'est pas que par le meurtre que se pose le plus immédiatement la question de la transcendance en général, dont celle de Dieu est le point final. Aussi, c'est ma certitude, et très vraisemblablement la vôtre, les jeunes ont certainement le droit de décider par eux-mêmes de la place à lui accorder dans leur vie. Mais pour ce faire, il leur faut d'abord un minimum de connaissances ou, du moins, de renseignements. D'où notre obligation morale, en tant qu'éducateurs, de répondre à ce besoin. Certes, il y a plusieurs manières d'aborder la question. Entre autres, j'avais pensé partir d'un fait accablant, celui du Mal Absolu au fond des trous noirs sans fond de l'éthique de notre siècle. En effet, après les deux grandes guerres, après Hiroshima, après l'apartheid, après l'Holocauste et la nuit sans fin d'Auschwitz, comment l'être humain peut-il encore supporter son être sans même l'espoir d'une forme de Dieu personnel à qui demander consolation, à qui demander pardon? Ou, à l'inverse, comment supporter qu'un Dieu puisse encore exister qui aurait permis ce siècle? Mais, bien entendu, pour les jeunes, pour nos enfants, il faut d'autres approches, plus proportionnées. Permettez-moi, en guise de conclusion, d'en commenter deux brièvement: le sens de l'étonnement et le sens de nos origines.
Le sens de l'étonnement
L'étonnement. Il n'est pas que dans les choses rares ou les objets
précieux. Il est partout, au ras de la prose du monde, pour ainsi
dire. C'est pourquoi, d'ailleurs, il est au principe autant de la pédagogie
que de la métaphysique. Car s'étonner, c'est d'abord prendre
conscience que nous ne comprenons pas pleinement ce qui se passe, que quelque
chose nous dépasse dans ce qui nous surprend. Pensons à la
première fois que nous avons vu un arc-en-ciel s'installer dans le
gros ciel gris, ou que nous avons observé la chenille aux anneaux
velus se transformer en une dentelle à quatre ailes appelée
papillon. S'étonner, au sens strict, c'est ne pas connaître.
En même temps, s'étonner, c'est s'ouvrir l'esprit, s'apercevoir
de son ignorance et chercher à s'en libérer, par la connaissance
des causes et le sens des causes. Bref, s'étonner, c'est le feu rouge
qui allume le feu vert du connaître. Connaître, au sens strict,
c'est ne plus s'étonner.
Regardons autour de nous. Les sources d'étonnement sont partout. Un visage d'enfant. Un flocon de neige. Une goutte de pluie. Une note de Bach. Un tournesol de Van Gogh. Un vers de Shakespeare. Une formule d'Einstein. Le fait de la familiarité ne doit pas obscurcir cet autre, plus important, qu'à chaque jour, à chaque heure, quelque part, ce qui n'a pas encore existé a la grâce d'être invité à pénétrer dans ce qui existe, souvent avec mille formes permises, dont chacune pourrait être autre, pourrait ne pas être du tout, et dont aucune n'a encore été aperçue jusque là. Comme dit George Steiner, "l'essentiel de notre condition humaine n'est ni plus ni moins que l'appréhension que nous avons parfois de la présence et de la substantialité radicalement inexplicables du créé. Il est; nous sommes. Voilà la rudimentaire grammaire de l'insondable" (Réelles présences).
Or, c'est bien à partir de ce créé familier et insondable, n'est-ce pas, que nous grimpons sans cesse dans nos échelles d'étonnements. Et avec quel crescendo! Je me contenterai d'en nommer quatre pour illustrer. Nous sommes toujours étonnés, premièrement, de l'arrivée à l'être, d'un être, de cet être-là - visage, flocon, tableau. Car c'est toujours la contingence de chaque être singulier, chacun dans sa singularité propre, qui fascine d'abord, la lumière étonnante de chacun étant immanquablement doublée de la nuit de sa mystérieuse et impénétrable étrangeté. Mais pourquoi ce visage est-il unique? Et ce flocon de neige? Nous sommes étonnés, deuxièmement, de la perfection, c'est-à-dire de l'intelligibilité des êtres et des choses dans l'univers. C'est d'ailleurs dans celle-ci, dit Einstein, que prend racine la religiosité du savant comme de l'homme ordinaire. La religiosité "consiste à s'étonner, à s'extasier devant l'harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire" (Comment je vois le monde ). Un récent acticle de Newsweek (20 juillet, 1998), montre comment un nombre étonnamment élevé de scientifiques modernes pense exactement la même chose.
Mais, je nous le demande, pareille intelligibilité peut-elle être le fruit du hasard? Nous sommes étonnés, troisièmement, d'être là nous-mêmes, alors que nous aurions pu tout aussi bien ne pas être. Mais pourquoi sommes-nous ou, ce qui revient au même, pourquoi avons-nous été créés? L'émerveillement d'un saint Augustin devant la naissance d'un être humain n'est pas moins frappant que celui d'un Claude Bernard ou d'un Jean-Pierre Changeux. "Un mort est ressuscité, les hommes sont étonnés; il y a tant de naissances chaque jour, et nul ne s'étonne! Pourtant, si nous y regardons avec un peu d'attention, il faut un bien plus grand miracle pour faire être qui n'était pas que pour faire revivre qui était" (La cité de Dieu ). Mais, je nous le demande aussi, l'oeuvre stupéfiante et admirable d'une Intelligence supérieure n'est-elle pas visible dans la puissance d'un seul grain de n'importe quelle semence? Nous sommes étonnés, enfin, de l'être tout court. Car "le seul vrai problème" comme dit Hubert Reeves, à la suite de plusieurs autres, c'est celui de l'existence même de l'univers. "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Nous sommes incapables d'y répondre. Après plusieurs millénaires, nous en sommes ici au même point que le premier chasseur historique venu: au zéro absolu" (Patience dans l'azur ).
Et pourtant, nos méninges tournent et retournent dans tous les sens, y comprises celles d'Hubert Reeves. Comme un instinct, nos étonnements nous pressent de chercher à comprendre non seulement le fait brut du créer, mais sa remontée jusqu'au pourquoi. Question du sens et du sens du sens. À comprendre non seulement la mystérieuse nature de l'acte créateur, mais le mystère plus radical de l'humain créateur, capable de créer au point de créer des dieux qui créent des hommes qui créent des dieux. Question métaphysique et théologique. Mais qui ne voit déjà que le sens de nos étonnements, plantés au ras de la prose du monde, ne soit cloué à un postulat de transcendance? Qui ne voit déjà que le sens de notre éthique et de notre art d'éduquer, à la remorque des mêmes étonnements, ne pende au même clou?
Le sens de nos origines
Au début de mon exposé, j'ai rappelé l'idée
que l'être humain sait qu'il est humain principalement par l'éducation
et par l'habitude morale. Or, pour sensibliser les jeunes à une forme
plusieurs fois séculaire de notre lien avec la transcendance, je
me demandais s'il ne serait pas intéressant de leur raconter l'histoire
de cette idée. C'est que, et c'est mon premier de trois points, notre
conception de l'éthique et de l'art d'éduquer est consubstantielle,
du moins en Occident, avec l'histoire non séculière de nos
origines. Aux trois branches de notre généalogie morale et
spirituelle - la juive, la grecque et la chrétienne - est suspendu
le fruit de récits étonnamment similaires. Depuis le commencement
des commencements, ou, si l'on veut, il était une fois, Yahveh, Dieu,
l'Intelligence créatrice suprême est là qui règne
en Maître sur l'univers, modèle à imiter, rival parfois,
à affronter. Peu importe si une infinité d'infinités
sépare le Dieu judéo-chrétien de l'Intellect pur et
sans mélange d'Anaxagore, ou de l'Être pensant absolu d'Aristote.
Il était une fois un Maître Premier, avec un grand M. C'est
ce que raconte notre histoire. De sorte que, qui que nous soyions avec nos
maîtrises superposées, parents éducateurs ou éducateurs
scolaires, un jour ou l'autre, nous devons tous faire face à la même
évidence: nous "venons après", nous sommes et nous
serons toujours post - post-juifs, post-grecs, post-chrétiens -
c'est-à-dire post-Maître Premier, avec un grand M. En tout
cas, c'est ce que raconte notre histoire, et qu'il serait peut-être
intéressant de raconter aux jeunes.
Deuxième point. Toutes nos leçons bergères sur l'éthique et sur l'art d'éduquer, c'est aussi de ce Maître Premier, avec un grand M, que nous les tenons. Rapidement, trois brefs commentaires. 1) Dans la belle tradition talmudique, c'est l'Éternel lui-même qui désigne Moïse pour recevoir la Tora. Pour un juif, la Tora, ce n'est jamais que le Pentateuque, ni même l'ensemble de la Bible et du Talmud avec leurs commentaires. Comme le rappelle Emmanuel Lévinas, pour un juif, la Tora, c'est le Livre de la vie même (Éthique et infini ). Or, c'est le Maître Premier qui en instruit Moïse, et l'instruit d'instruire. Et nous savons comment. À partir d'une pédagogie de la parole, créée au moment même de la Création par la Parole. "Dieu dit: que la lumière soit; Dieu dit: que les eaux s'amassent; Dieu dit: faisons l'homme à notre image". Ce n'est vraiment pas rien! Non seulement l'être humain est-il créé par Dieu, ce qui en fait déjà jaser un coup chez nos ancêtres, il l'est, en plus, à Son image. Quand, donc, cette pédagogie plantée au Sinaï rapporte à plusieurs reprises la consigne de Dieu à Moïse: "Parle aux enfants d'Israël", c'est une des premières souches de notre éthique et de notre art d'éduquer qui prend racine. 2). Ensuite, dans notre patrimoine grec, le grand Socrate reconnaît lui aussi qu'à l'origine de sa pédagogie et de son éthique il y a une pédagogie du don venu d'ailleurs, et se dit diplômé du dieu même, accomplissant son art comme la commission d'un art divin. "J'ai cela de commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse. Le dieu me contraint d'accoucher les autres, mais ne m'a pas permis d'engendrer" (Théétète ). Allons-y voir. Cette pédagogie de sage-femme, pédagogie de vie morale bien examinée, n'a rien d'ordinaire ou de commun. Car comme toute vérité, y compris celle de Dieu, enseigne Socrate, est déjà concentrée en soi, et comme l'art d'éduquer consiste à accoucher quelqu'un de lui-même, se connaître soi-même c'est, à la fin, connaître Dieu. 3). Enfin, dans notre héritage chrétien, le Maître Premier envoie son Fils incarné, Verbe, Jésus, comme maître à imiter. Son éthique et son art d'éduquer, paraboles d'altruisme et de face à face exemplaires, partiront du Logos de l'amour. Amour-don, amour-pardon, amour-réconciliation, certes, mais surtout, amour révolutionnaire, subversif: "aimez vos ennemis". Même quand mon ennemi a droit à mon hostilité voire, à ma haine, il est toujours préférable de subir le mal que de le commettre. Etc. Bref, voilà pourquoi, même sans savoir exactement pourquoi, souvent, notre éthique et notre art d'éduquer n'ont jamais été petits. En tout cas, c'est ce que raconte notre histoire, et qu'il vaudrait peut-être la peine de raconter aux enfants et aux jeunes.
Troisième et dernier point. Pour bien montrer l'impact réel et concret de nos origines, il faudrait non seulement dire mais illustrer, par des exemples, comment cette histoire a été, est peut-être encore, une histoire vécue. Je tire mon exemple d'un roman d'Élie Wiesel, Le crépuscule, au loin. Abraham, c'est le nom du personnage, raconte comment, durant l'Occupation, cachés et nourris par un paysan, lui et son fils avaient trouvé refuge dans la parole de Dieu. "Pendant que les fosses communes se remplissaient de cadavres, que les enfants mouraient du seul péché d'être enfants, mon fils et moi, grâce au paysan, nous apprenions les textes où Dieu est Dieu et la vie est sacrée. Un jour, le paysan m'interpella: je ne te comprends pas, juif. Tu as un fils, et tu l'aimes, et tu veux qu'il vive. Pourquoi ne lui apprends-tu pas à survivre? - Mais je lui apprends la parole de Dieu, répondis-je, un peu surpris. Le paysan ne comprenait pas. Tu es bizarre, juif. L'ennemi est cruel, la mort te guette. Tu devrais lui apprendre à courir plus vite que le lièvre, à se nourrir de fruits et d'herbes, à se faufiler dans la foule, à dormir avec les renards s'il le faut, à se déguiser en chrétien. - Mais non, tu ne comprends pas, lui dis-je, gentiment. Ce que la pluie est pour toi, la parole l'est pour nous. Elle féconde notre existence; sans elle, nous péririons de sècheresse. C'est en elle que nous nous élevons, c'est pour elle que nous nous abaissons; elle est refuge pour l'exilé et exil pour le suffisant; comment ferais-tu sans elle, pour prier? comment ferais-tu pour pleurer? pour espérer? pour te justifier? Quand tu es en danger, elle t'enveloppe; quand tu rêves, elle te protège du cauchemar. Donne-toi à la parole, car tu recevras d'elle ce que la vie a de plus beau et de plus généreux: le mouvement qui te porte vers Dieu. -Dieu!, cria le paysan, abasourdi. Quel Dieu? Le tien? Est-ce lui qui te sauve des Allemands? C'est moi, pas lui. C'est ma parole que tu devrais enseigner à ton fils, entends-tu? - J'allais lui répondre, il m'avait déjà tourné le dos. Et nous reprîmes l'étude de la parole. Et elle ne nous sauva point." Bref, comme le raconte l'histoire de notre éthique et de notre art d'éduquer, même quand on en mourait, on en vivait. Ne serait-il pas encore utile de le raconter à nos enfants et à nos jeunes?