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3 décembre 1998 ![]() |
LE FINANCEMENT DES UNIVERSITÉS: L'ENVERS DE LA MÉDAILLE
Le texte des recteurs Lacroix, Shapiro et Tavenas publiés dans plusieurs quotidiens québécois ( Fil du 12 novembre) et la lettre plus récente du recteur Tavenas au Premier Ministre Lucien Bouchard (Fil du 19 novembre) sur le financement des universités démontrent avec beaucoup de justesse le rôle extrêmement important des universités dans le développement de la société québécoise. Les auteurs ont remonté au début du siècle pour expliquer le retard considérable du Québec et ont consacré une part importante de leur présentation à la Révolution tranquille, période importante de leur existence. Les recteurs crient leur désarroi et décrivent avec raison la situation comme catastrophique; mais ils doivent assumer une bonne part du blâme, n'ayant pas prévu la crise budgétaire (pourtant très prévisible depuis cinq ans ), ni eu la volonté d'initier une véritable modernisation du réseau universitaire québécois, et préférant la stratégie plus confortable du statu quo.
Les universités québécoises ont mis en place il y a déjà plus de deux ans une Commission des universités sur les programmes (CUP) chargée d'étudier la pertinence des programmes d'enseignement universitaire. Cette commission avait été créée avec le mandat d'établir la pertinence et la complémentarité de ces programmes. L'objectif véritable était toutefois de gagner du temps, en espérant le redressement rapide de l'économie québécoise et un accroissement substantiel du financement des universités. Il s'agissait d'éviter à tout prix une rationalisation du système universitaire québécois au moment ou le Gouvernement du Québec procédait à un courageux exercice de modernisation du réseau de la santé. Il n'est donc pas surprenant que la CUP arrive toujours aux mêmes conclusions à l'effet qu'il n'y a aucune duplication dans les programmes universitaires, qui sont tous légèrement différents et surtout complémentaires!
Les conclusions de la CUP ne sont toutefois pas évidentes pour les dirigeants d'entreprises et la population en général. En effet, le Québec compte encore une dizaine environ d'institutions dispensant des enseignements en sciences administratives ou en sciences religieuses, et cela, malgré des diminutions importantes de clientèle, 182 programmes de génie dispensés par 10 institutions différentes, une vingtaine de départements de biologie, etc.
Contrairement aux autres secteurs, le Québec ne compte que deux facultés d'agriculture et d'alimentation (Laval et McGill) très différentes par la langue, la culture et les contenus éducatifs. En bout de ligne cependant, les deux facultés forment les mêmes agronomes, les mêmes ingénieurs, les mêmes nutritionnistes, etc. La fusion de ces deux entités présenterait probablement plus d'avantages que d'inconvénients, du moins pour les étudiants et l'industrie bioalimentaire. Comment peut-il en être autrement dans les autres secteurs?
Cette stratégie globale du statu quo conduit naturellement à la même politique dans chacune des universités. À l'Université Laval, par exemple, toutes les facultés sont tenues d'effectuer sensiblement les mêmes coupures budgétaires, sans égard à leur performance ou à leur caractère spécifique, ni à l'évolution de leur clientèle étudiante ou au taux de placement de leurs finissants. La stratégie actuelle du statu quo consiste à maintenir en place le plus de structures possible et de réaliser les importantes coupures budgétaires de façon horizontale.
Le réseau des cégeps a été mis en place au début des années 1970 pour favoriser l'accessibilité aux études post-secondaires, notamment dans les régions périphériques du Québec, et pour offrir des formations professionnelles plus uniformes et de meilleure qualité. Les objectifs ont été atteints et les cégeps ont joué un rôle prépondérant dans l'évolution du Québec moderne. Le réseau universitaire a également été étendu à toutes les régions, essentiellement pour les mêmes raisons et également avec succès.
Le Québec et le monde ont toutefois évolué plus rapidement que nos institutions d'enseignement post-secondaire, si bien qu'aujourd'hui les deux réseaux sont souvent en compétition, quelques fois pour la clientèle et toujours pour le financement gouvernemental. Les deux réseaux évoluent de façon parallèle et ne collaborent que rarement. Des efforts ont récemment été entrepris pour accroître les collaborations entre les universités et les cégeps, mais ces initiatives, conçues spécifiquement pour éviter la critique et assurer le statu quo, demeurent peu structurantes et très superficielles.
Il est temps que cette situation cesse et que les divers intervenants commencent à étudier les problèmes de la formation post-secondaire de façon intégrée, avec un financement global et une véritable collaboration entre les deux réseaux. Sans une réforme en profondeur et simultanée de ces deux solitudes, la jeunesse québécoise en sortira perdante. Les compressions budgétaires des réseaux collégial et universitaire pénalisent principalement les étudiants, qui obtiennent une moins bonne formation, dans des classes toujours plus nombreuses, dans des laboratoires devenus désuets et avec un encadrement forcément de moindre qualité.
Les étudiants sont les grands perdants du système actuel, même s'ils bénéficient des droits de scolarité les moins élevés en Amérique du Nord. Ils doivent franchir le réseau collégial, puis le réseau universitaire avant d'obtenir un baccalauréat qui prend au moins une année de plus qu'ailleurs à acquérir, et parfois même deux. Grâce à un lobby très réussi, les étudiants ont obtenu du Gouvernement du Québec et des dirigeants universitaires des appuis menant au gel des droits de scolarité. Les étudiants auraient nettement avantage à payer des droits de scolarité plus élevés et à exiger de se retrouver sur le marché du travail plus hâtivement. Un étudiant ontarien est nettement avantagé six ans après ses études secondaires lorsque comparé à un étudiant québécois, puisqu'il a déjà eu un emploi depuis un an et souvent deux années. Il entame ainsi une carrière dans de meilleures conditions, et cela même s'il a dû payer des droits de scolarité deux fois plus élevés. La situation est aussi préoccupante aux études graduées, alors que les étudiants québécois au doctorat obtiennent dans les meilleurs cas leur diplôme à 27 ou 28 ans, alors que dans plusieurs autres pays, comme l' Angleterre, ils graduent à 25 ou 26 ans.
La société québécoise est également très perdante puisqu'elle se prive d'une main-d'oeuvre dynamique, qualifiée, créatrice, motivée et entreprenante, qu'elle préfère garder sur les bancs d'école. Il n'est donc pas surprenant que, dans ce contexte, le Québec soit malheureusement champion du décrochage scolaire.
Il y a à peine deux ou trois décennies, les Québécois obtenaient un emploi au sein d'une entreprise ou d'un organisme et y demeuraient pendant toute leur carrière. Aujourd'hui, les jeunes diplômés doivent prévoir plusieurs emplois différents au cours de leur carrière professionnelle. Il devient évident que la formation doit être adaptée à ces changements fondamentaux. Autrefois, les jeunes devaient obtenir une formation très spécialisée pour pouvoir se distinguer pendant de nombreuses années, dans des créneaux souvent très étroits. Ils consacraient 17 à 18 années aux études et graduaient à l'âge de 23, 24 ou même 25 ans avec un baccalauréat. C'est essentiellement ce système qui prévaut encore au Québec.
Aujourd'hui, les besoins ont changé et la formation initiale doit être plus générale et plus courte, de telle sorte que 15 ou 16 ans d'études suffisent. Les jeunes peuvent alors entrer sur le marché du travail à 21 ou 22 ans et compléter leur apprentissage en milieu de travail, comme le font d'ailleurs les médecins depuis toujours. Pourtant, personne ne questionne la compétence des médecins, bien au contraire. Les exigences de la mondialisation et de la société moderne nous obligent tous à parfaire continuellement nos connaissances et cela, tout au long de notre carrière pour demeurer compétents. Si nos étudiants pouvaient obtenir leur diplôme plus hâtivement, ils contribueraient davantage au progrès du Québec et ne perdraient pas le goût d'apprendre. Ils s'inscriraient alors à des programmes de formation continue, adaptés à leurs besoins et leurs exigences. Le décrochage scolaire se résorberait naturellement.
Le premier défi des institutions d'enseignement post-secondaire sera de permettre aux étudiants québécois d'obtenir un baccalauréat beaucoup plus hâtivement, idéalement, quatre ans après leur diplomation aux études secondaires. Ce défi de taille ne pourra malheureusement pas se faire sans une intervention de l'État. Le second défi consistera à assurer à ces nombreux professionnels actifs sur le marché du travail une formation continue de haute qualité qui leur permettra de demeurer compétents et compétitifs tout au long de leur carrière.
Le marché du travail pour les diplômés des collèges et des universités devrait être excellent au cours de la prochaine décennie. Certains spécialistes prétendent même que le taux de chômage au Canada pourrait descendre au même niveau qu'au USA, à moins de 5 %. Dans ce contexte, il n'y a plus lieu de retarder l'insertion des étudiants sur le marché du travail. Il est donc urgent d'entreprendre une réforme en profondeur qui permettra à un plus grande nombre de Québécois de faire leur entrée sur le marché du travail plus hâtivement et cela pour leur bénéfice et celui de toute la société québécoise. Cette réforme permettra des économies importantes, puisque les jeunes obtiendront leur diplôme plus rapidement. Les étudiants seront mieux disposés à accepter une nécessaire majoration des droits de scolarité. Dans ce nouveau contexte, le Gouvernement du Québec pourra réinvestir de façon structurante et rentable dans les institutions d'enseignement post-secondaire, favoriser la formation continue, encourager les études graduées et développer la recherche pour ainsi assurer aux entreprises québécoises des ressources humaines à la fine pointe des connaissances.
Le Québec pourrait-il ainsi faire sa place sur l'échiquier mondial et devenir un leader de la nouvelle économie du savoir, répondant ainsi aux voeux exprimés par les recteurs Lacroix, Shapiro et Tavenas, les grands architectes de la stratégie du statu quo?
LA TYRANNIE DE LA RECHERCHE UNIVERSITAIRE
J'ai déjà soulevé, avec d'autres voix, quelques paradoxes qui prennent le monde universitaire en tenailles: la contradiction relative entre la charge d'enseignement et la carrière universitaire; la répartition insidieuse des bénéfices marginaux entre les collègues; la logique de financement des universités basée sur les crédits étudiants et le cheminement de carrière des professeurs (cf. Au fil des événements, 12 mars 1998). Il y en a d'autres. Ces contraintes exacerbent la vie universitaire. Mais dans cette mauvaise passe des coupures budgétaires, jamais nous avait-on encore dit que c'en était fini de la mission de l'université telle que définie au chapitre 3.0 de notre convention collective. "[Celle-ci] implique la recherche et l'expression intellectuelles libres et critiques, et, partant, la liberté universitaire." (p.23).
Or, dans le numéro d'Impact Campus du 3 novembre, on peut lire sous la signature de Michel Allard que "La tyrannie, c'est lorsqu'on n'a pas de subvention, car on est alors très limité dans nos initiatives." Ne jouons pas sur les mots: "tyrannie" veut dire usurpation du pouvoir, absolutisme, oppression. S'agit-il en l'occurrence d'un lapsus ou d'un aveu? Il ne faut pas réfléchir longtemps pour voir l'impasse. Les professeurs travaillent-ils sans le savoir sous le régime arbitraire de l'argent? Où encore, faut-il virer des universités tous les professeurs non-subventionnés? Il poursuit: "À défaut de moyens, une des possibilités d'intervention intellectuelle qui reste est la critique ". Ici, la critique n'est que l'expression de l'impuissance! Faut-il entendre que la recherche subventionnée n'a pas à se "rabaisser" à l'esprit critique?
Si le credo agité par le directeur du Département de géographie reflète la politique officielle de l'Université Laval, il y a lieu de s'inquiéter; ce que faisait récemment Michel Pigeon dans une lettre à tous les professeurs dans laquelle il exprimait certaines craintes: "Il ne faut pas oublier la recherche libre qui est vitale pour le développement à long terme...Même si l'université doit être au service de la société, il ne faut pas qu'elle perde son rôle critique." Si l'on comprend bien M. Allard, hors du champ du paradigme dominant, point de salut! Kuhn a pourtant bien montré que les innovations les plus significatives émergeaient la plupart du temps à la périphérie de la science dominante. Alors pourquoi tant de mépris de la part d'un directeur de département vis-à-vis de la recherche libre? Raymond Boudon a écrit quelque part: "Lorsqu'une science est dominante, elle devient arrogante!". Alain, le philosophe, ne disait-il pas: "Penser, c'est dire non!". Les circonstances présentes suggèrent plutôt cet autre aphorisme: Dé-penser, c'est penser!