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26 novembre 1998 ![]() |
Idées
par Lucien Morin, professeur à la Faculté des sciences de l'Éducation
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Extrait d'une conférence prononcée lors du colloque "Éthique et déontologie en éducation", organisé récemment par la Faculté de droit et la Fédération des commissions scolaires du Québec.
"La morale du dépassement est proprement libération de toutes les aspirations de la personne en tant que personne. Il suffit de l'éveiller."
Les liens entre éthique et éducation semblent aller de soi, tellement ils nous sont familiers. Ils sontprobablement aussi vieux que la première vertu morale acquise par un enfant à la suite des remontrances raisonnables de ses parents. En même temps, ils ne sont pas sans nous laisser perplexes. Au sujet de l'éthique, par exemple, même quand on en parle au singulier, c'est plus souvent qu'autrement au pluriel qu'on en définit le sens. Quant à la formation, à la formation éthique en particulier, on s'arrache les vertus pour ainsi dire, dans le but de savoir comment composer avec une morale plurielle qui se vit pourtant, et toujours, au singulier. Partant du postulat qu'il existe encore quelques "universels éthiques minima", et du fait que c'est parce qu'elles oeuvrent quotidiennement sur de l'humain que l'éthique et l'éducation doivent garder leurs principes à l'oeil, je vous propose de réfléchir tout haut sur ce qu'on pourrait appeler les deux pôles majeurs ou les deux grands principes de l'éthique dans la mission éducative: l'éthique comme fondement de la personne, et l'éthique comme ouverture sur la transcendance.
L'éthique comme fondement de la personne
Les psychologues et les travailleurs sociaux le disent de différentes
manières, et sur des tons à inquiétude variée.
Les diagnostics, pourtant, se recoupent: l'épiphanie d'une mutation
sans pareil a pris forme depuis quelque temps, dans la vision que les jeunes
se font d'eux-mêmes, de leur personne, plus précisément.
Au mieux, ils sont confus. Au pire, ils se voient quasiment comme en pièces
détachées, le sens de leur personne sautillant d'une image
aléatoire à l'autre. Au fond, et plus que tout, le problème
en est un de valeurs. Une personne est ce que sont ses valeurs, n'est essentiellement
que cela, à vrai dire - digne, légère, profonde, sereine,
équilibrée, etc.
Il y a vingt ans, André Naud et moi examinions un phénomène, l'esquive, que nous dénoncions comme un obstacle formidable au bonheur de la personne, celui des jeunes dans nos écoles, en particulier. Attitude d'éducateur ou de parent éducateur, l'esquive, c'était refuser de nommer, d'hiérarchiser et de choisir ses valeurs. Aujourd'hui, je serais tenté de dire que c'est quasiment l'inverse; l'esquive, c'est refuser d'exclure, ce qui n'est toujours qu'une autre facette de la même nécessité et de la même difficulté de choisir. Et, à la source, c'est toujours, d'abord, une difficulté d'adulte, comme le rapporte l'écho dominant: nous avons la cinquantaine entamée; nous avons des responsabilités d'éducateurs et d'éducatrices; et nous avons nos valeurs passablement amochées, pardonnez-moi l'expression, surtout les absolues, fissurées ou carrément écroulées. En somme, plusieurs de nos étoiles sont éteintes sur lesquelles, il n'y a pas longtemps, nous pouvions régler la course de notre navire et, pour une large part, celle des jeunes. Aussi, pour des raisons de mimétisme naturel, notre quasi-paralysie devant l'éclectisme des valeurs plurielles et métissées est devenue celle des jeunes que nous avons toujours la responsabilité d'éduquer. Que faire?
Après avoir pris connaissance des objectifs de votre colloque, j'ai pensé que ma contribution pourrait rejoindre votre péoccupation pour les questions de principes, davantage que pour celles des moyens d'actions ou d'interventions. Plus précisément, j'ai retenu celle-ci, que vous avez formulée on ne peut plus clairement: quelle est l'incidence de la question éthique sur la mission éducative? Je ferai deux remarques: la première sur le bien-être moral comme bonheur premier de la personne; la seconde sur le bien-être moral comme bien intégral de toute la personne.
Le bien-être moral comme bonheur premier de la personne
On a parfois tendance à l'oublier, mais c'est le bien moral qui
donne naissance au premier sentiment de bien-être de la personne en
tant que personne. Dit simplement, la si reposante expression, "être
bien dans sa peau - ce que tout le monde recherche, les jeunes comme les
moins jeunes - se dit d'abord et avant tout de la personne morale. Pas besoin
de partir très haut pour le montrer, c'est déjà au
niveau du langage que l'éthique renvoie à la personne comme
dans son lieu. En effet, le premier sens du grec êthos, c'est habitat,
l'habitat des poissons, des animaux, des humains. Comme celui, modeste,
d'Héraclite assis dans sa cuisine, dans la proximité toute
simple de son four à pain, et qui pourtant, lui permettait de dire
à ses visiteurs timides: "Mais entrez, voyons, ici aussi sont
les dieux!". Mais l'éthique, c'est encore le lieu d'un autre
habiter, plus spécifique, plus beau, celui de l'essence même
de la personne, comme l'a finement remarqué Heidegger. Car là,
mais on le devine, n'est-ce pas, l'éthique ne peut être limitée
à la seule géographie, au seul lieu de l'habiter; elle renvoie
nécessairement et en même temps à l'acte d'habiter,
d'occuper non seulement par la présence, mais par l'acte de présence.
De sorte que, dire que la personne agit en tant que personne ou qu'elle
séjourne dans l'éthique, comme en elle-même, comme en
son être le plus intime et bien dans sa peau, c'est la même
chose.
Cela dit, je dois encore vous avouer, si ce n'est déjà assez évident, que je suis partisan d'une conception de l'éthique qui, entre autres choses et malgré ses difficultés depuis quelque temps, accorde une large place à l'habitude, c'est-à-dire à une manière d'être et de se former en tant que personne qui découle des manières de ses agirs éthiques. En d'autres mots, on n'est pas premièrement ni principalement une personne morale par notre nature et ses vermicelles d'instincts. Seul, dans sa nature, comme l'a cruellement compris le roi Lear, l'être humain n'est qu'un "poor, bare, forked animal" (un pauvre animal nu et fourchu). Nous le savons, depuis que l'être humain a reconnu son privilège d'espèce dans l'échelle des êtres, il sait que même quand il naît humain il lui faut encore le devenir. Bref, la personne morale n'est pas le résultat aveugle et prédéterminé de la seule déclinaison naturelle. On n'est pas moral non plus, pas seulement en tout cas, par son savoir, par ce qu'on pense, raisonne, discute. Nous sommes infiniment nombreux, plus probablement, à savoir ce que c'est que d'être moralement heureux, mais à ne pas l'être du simple fait de ce savoir. Non. On l'est, moral, par l'éducation et l'habitude morale, c'est-à-dire par ce qu'on apprend à agir, par ce qu'on apprend en agissant, par ce qu'on agit. Ici, l'éclairage latin s'ajoute à la lumière grecque, car il y a une parenté très forte entre habitude (habitudo ) et habiter (habitare ), la personne habitant dans son habitat de personne à la suite de ses habitudes éthiques. Ou, encore, on dira, et c'est la même chose, qu'elle est bien dans son agir, bien dans son être, bien dans sa peau.
Et nous revoilà avec l'épiderme du début. Et au grec de nouveau, avec votre permission, une dernière fois. Car si nous savons aisément que notre étymologie de personne, prosopon , renvoie à masque, nous négligeons avec une aisance plus grande encore le sens tout à fait premier de prosopon : ce qui est en avant, face, visage. La boucle est bouclée. L'éthique, c'est non seulement l'habitude de bien-être dans laquelle habite la personne, c'est en même temps la personne habitée par son bien-être - ce qui se voit dans sa face, ce qui se lit sur son visage, ce que respirent, comme à fleur de peau, tous les pores de son être. Voilà pourquoi, simplement dit, c'est le bien moral qui donne naissance au premier sentiment de bien-être de la personne en tant que personne, lequel, et je terminerai là-dessus, est la valeur dernière de la personne. Le grand est petit s'il a l'âme basse, alors que le plus modeste atteint à la grandeur s'il a de la noblesse au coeur. Peu importe les joies et les épreuves que la vie apporte, c'est cette noblesse de coeur qui est le plus sûr garant du bonheur que peut goûter une personne.
Le bien-être moral comme bien de la personne prise comme un
tout
Une autre caractéristique importante de l'éthique, et
qui pourrait encore servir dans la formation des jeunes, est celle-ci: les
qualités éthiques ou morales sont toujours bonification et
valorisation de la personne prise comme un tout. On ne dit pas du généreux
qu'il a une main magnanime, ni du meurtrier qu'il a un index assassin. D'une
personne juste ou injuste, courageuse ou lâche, c'est toujours de
la personne entière qu'il s'agit. Ce qui n'est pas le cas quand on
dit de quelqu'un qu'il est bon médecin, par exemple, ou bon architecte.
Car il est malheureusement possible qu'un bon médecin violente son
épouse et ses enfants, ou mente dans son rapport d'impôt, c'est-à-dire
soit une mauvaise personne quant à la morale, tout en demeurant bon
médecin quant à la science. Comme disait Platon, "pratiquer
l'un et l'autre, la vertu et le vice, n'est pas possible si l'on veut pratiquer
quelque peu la vertu". Certes, je n'ignore pas la difficulté
de la question, qu'en d'autres temps il faudrait approfondir. Mais je sais
aussi qu'il est à la mode de valoriser l'intégration des savoirs
à l'école. Or si cette intégration est effectivement
nécessaire sur plus d'un plan et pour plusieurs raisons, cognitives
et pédagogiques, entre autres, elle n'est pas une notion univoque.
Par exemple, l'effet, chez une personne, d'un savoir intériorisé
d'une qualité morale (fidélité, respect, générosité),
ne concerne pas nécessairement et en même temps les mêmes
capacités que celles d'une qualité intellectuelle. La qualité
qui rend bon mathématicien n'est pas la même que celle qui
rend bon moralement, et ne s'acquiert d'ailleurs pas de la même manière.
Et on ne reprochera pas au mathématicien de n'être point moral
parce que bon mathématicien, ni à la personne courageuse de
n'être point mathématicienne parce que courageuse. En d'autres
mots, en matière de bien, de bien moral, c'est toujours la personne
prise comme un tout qui est en cause. Voilà pourquoi d'ailleurs les
corrections ou conversions morales sont plus pénibles que les corrections
ou conversions intellectuelles; elles comportent un déplacement,
une reprise de tout l'être. Voilà pourquoi, pour la même
raison, les qualités morales sont considérées comme
la source du bonheur de la personne entière, une source de bonheur
plus grand.
On pourrait encore essayer de l'illustrer en distinguant les deux axes ou les deux composantes principales du bonheur morale de la personne. La première définit le permis et le défendu, elle est morale d'obligation, comme dirait Bergson. La deuxième est davantage affaire d'attrait et d'aspiration, elle est morale du dépassement. Si les deux sont nécessaires, s'entremêlent et se compénètrent dans le quotidien de la vie, il me semblerait important de savoir dire à nos jeunes à quel point est pleine et profonde la joie que procure la seconde. D'abord, la morale du dépassement retentit dans la conscience comme un appel. À ce titre, elle est une voix plus exaltante que le simple rappel d'un devoir minimal, que le calcul d'un dû. Elle ouvre l'horizon de la créativité morale, établissant le primat de la générosité. Autant qu'à la raison, elle parle à la sensibilité et à l'émotion et, par là, plus peut-être que la discussion et le raisonnement, elle met devant la conscience l'image et l'exemple des grands. Et pour un enfant, pour un jeune, c'est l'exemple, nous le savons, qui parle le plus. Enfin, et le jeune d'aujourd'hui y sera probablement très sensible, j'ajouterais que la morale du dépassement ne se définit pas seulement comme la recherche de règles de conduite dont le moi serait le seul arbitre, mais comme la réponse à des appels qui invitent à aller plus loin et à dépasser les frontières de l'ordinaire. Plus que nous, peut-être, les jeunes comprendront que dans notre monde mondialisé et digitalisé, cette créativité est exigée: pour que soient remplies les nouvelles exigences de la justice; pour que soient secourus les nouveaux démunis; pour que soient combattues les nouvelles haines et les nouvelles violences; pour que soient nourries les nouvelles formes d'espoir. Bref, la morale du dépassement est proprement libération de toutes les aspirations de la personne en tant que personne. Il suffit de l'éveiller.