À l'aube du troisième millénaire, le découvreur du virus du sida annonce les cinq grands dangers qu'il entrevoit pour l'humanité.
Luc Montagnier s'est fait futurologue le temps d'un conférence présentée au Musée de la civilisation la semaine dernière. Celui qui deviendra, selon toute vraisemblance, le neuvième Prix Nobel issu de l'Institut Pasteur, a profité de la tribune que lui confère la présidence d'honneur de la 9e édition de Téléscience, un festival qui célèbre le film scientifique, pour annoncer les dangers qu'il anticipe pour l'humanité à l'aube du prochain millénaire.
L'avant-garde scientifique se coupe du reste du monde ce qui crée un fossé inquiétant, a lancé d'emblée celui à qui on doit la découverte du virus du sida en 1983. La biologie qui était une science d'observation et de description est devenue une science d'action qui permet de modifier le patrimoine génétique. "Nous partageons tous la même planète, nous sommes tous sur un même bateau. Il faudrait que les scientifiques s'en préoccupent."
La seconde menace est que cette petite planète accueille un nombre sans cesse croissant d'habitants. "C'est la faute à Pasteur. On meurt moins en bas âge depuis la mise au point des vaccins. Mais il faudra réguler notre croissance." Cette croissance s'accompagne d'énormes disparités financières entre pays et entre habitants d'un même pays. "Les riches s'enrichissent et les pauvres s'appauvrissent. Ces distorsions créent un climat propice aux guerres. Le XXe siècle aura d'ailleurs été le siècle des guerres mondiales."
Le grand écart générationnel
Un autre fossé se creuse peu à peu, celui qui sépare
les générations. "On vit plus vieux et on vivra encore
plus vieux avec les progrès de la médecine. Aujourd'hui, la
plupart des gens, même les personnes âgées, ne meurent
pas de vieillesse mais de maladies. L'écart entre les jeunes et les
plus vieux risque d'accroître davantage l'incompréhension et
les conflits entre générations."
Enfin, les bouleversements économiques et technologiques du dernier siècle ont pavé la voie qui conduit au village planétaire global, aussi bien pour les humains que pour les microbes. D'où le risque d'émergence ou de réémergence des maladies infectieuses. "Les politiciens dirigent leur attention vers du court terme de sorte que ce problème les préoccupe peu. Il faut que d'autres milieux, les scientifiques entre autres, agissent pour faire leur faire prendre conscience de ce qui nous guette."
Solidarité émergente
Les maladies émergentes du prochain millénaire ne seront
pas causées par des virus-catastrophe du genre Ebola, croit-il. Il
faut plutôt regarder du côté des maladies insidieuses
chroniques pour lire l'avenir de la souffrance humaine: sida, herpès,
cancer et leur triste cortège. La détérioration des
conditions économiques, l'accroissement de la pauvreté, le
manque d'hygiène et d'eau et la baisse du taux de vaccination feront
en sorte que, malgré les connaissances de la science moderne, les
êtres humains continueront de mourir d'infections. Le tiers des quelque
50 millions de décès enregistrés annuellement sur notre
planète figure déjà sous la colonne maladie infectieuse.
Luc Montagnier déplore le désintéressement qui entoure la recherche sur le sida en dépit du fait que 22 millions de personnes soient présentement infectées par le virus et que le sinistre compteur continue froidement de grimper. L'épidémie est en voie d'être jugulée dans les pays bien nantis mais elle court toujours dans les pays pauvres, dit-il. "Les thérapies existantes permettent de réduire de 100 à 1000 fois la multiplication du virus dans l'organisme. Mais seulement 10 % des personnes infectées ont accès à ces médicaments. Un sida en Europe n'est pas comme un sida en Afrique. En Europe, les malades n'ont souvent qu'une seule infection. En Afrique, les malades peuvent avoir sept, huit ou neuf qu'il faut traiter à la fois."
Pour contrer ce désintéressement, le chercheur mise sur une approche planétaire. Avec l'appui du directeur général de l'UNESCO, Federico Mayor, il a mis sur pied la Fondation mondiale Recherche et prévention du sida en vue de constituer un réseau mondial de centres de recherches biocliniques. Ce réseau prévoit établir certaines de ses composantes dans des régions du monde plus particulièrement frappées par l'épidémie. Les deux premiers centres ont ouvert leurs portes à Paris et à Abidjan en Côte d'Ivoire. D'autres centres sont en préparation en Afrique du Sud, au Panama, en Thaïlande et en Argentine. Le but ultime de ces travaux est de produire un vaccin contre le sida. "Le vaccin est la voie royale pour éliminer les maladies. Nous l'avons prouvé pour la variole qui a complètement disparu de la planète et nous sommes en voie d'éliminer la poliomyélite. J'ai bon espoir que nous aurons un jour un vaccin contre le sida. Ce sera plus difficile mais nous y arriverons."