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19 novembre 1998 ![]() |
Le 18 novembre 1998
Monsieur Lucien Bouchard
Premier Ministre
Gouvernement du Québec
885, Grande-Allée Est, Édifice J
Québec (Québec)
G1A 1A2
Monsieur le Premier Ministre,
Les conversations que j'ai eues avec vous, lors de notre rencontre du 22 octobre dernier, et avec certains de vos collègues députés et candidats du Parti québécois m'ont permis de réaliser que les milieux universitaires de la province n'ont pas su, jusqu'ici, vous informer convenablement sur leur évolution récente et sur leur situation présente. Au moment où vous formulez le programme d'action gouvernementale que votre parti propose à l'électorat québécois dans le cadre de la présente campagne, il me semble utile de vous présenter un tableau de la situation des universités en général et de l'Université Laval en particulier.
Avant toute chose, il me semble nécessaire d'insister sur la remarquable " histoire à succès " que représente le réseau universitaire québécois. Alors que pendant les 60 premières années de ce siècle les milieux francophones du Québec avaient été très peu présents sur la scène de l'enseignement supérieur et de la recherche, les investissements massifs de la Révolution tranquille durant la période de 1962 à 1975 nous ont permis de rattraper l'essentiel de notre retard sur les autres sociétés développées d'Amérique du Nord et d'Europe. C'est ainsi que la population étudiante dans les universités est passée de 25 000 en 1960 à plus de 238 000 aujourd'hui. Les diplômés produits en nombre toujours croissant ont permis à la société québécoise de prendre pleinement en main ses destinées, en particulier dans les secteurs de plus en plus critiques des industries à haute valeur ajoutée comme l'aéronautique, l'informatique, les produits pharmaceutiques ou les télécommu-nications, ou encore dans les secteurs des services comme l'assurance, la finance ou le génie-conseil. La qualité de la formation donnée par les universités s'est avérée, au cours des années, tout à fait comparable à celle des autres grandes universités dans le monde, comme en font foi les performances de nos diplômés, par exemple dans les programmes d'études supérieures des grandes universités américaines. Au-delà de leur investissement massif dans la formation initiale des jeunes Québécoises et Québécois, les universités ont également offert un éventail de plus en plus complet et diversifié de programmes de formation continue et, au cours des dernières années, des programmes de formation sur mesure pour répondre aux besoins des organisations aux prises avec les défis de la mondialisation.
En parallèle, les professeurs des universités québécoises se sont pleinement investis dans le monde de la recherche et ils ont rapidement atteint un niveau d'activité et une qualité qui les situent parmi les plus performants au Canada et dans le monde. C'est ainsi que les chercheurs universitaires québécois obtiennent aujourd'hui plus de 28 % des fonds distribués par les trois grands conseils fédéraux de recherche, soit bien plus que le poids démographique ou économique du Québec dans l'ensemble canadien. C'est ainsi encore que trois universités québécoises, dont l'Université Laval, sont aujourd'hui membres du Groupe des dix grandes universités de recherche au Canada. C'est ainsi toujours que les universités québécoises ont accru de façon considérable leurs activités de formation de chercheurs aux niveaux du doctorat et du post-doctorat, au point où nous avons presque comblé le retard important dont souffrait le Québec à ce chapitre. C'est ainsi enfin que plusieurs chercheurs québécois se trouvent aujourd'hui dans le groupe sélect des chercheurs les plus cités au monde.
Quand on considère que ces progrès ont été accomplis en moins d'une génération, la performance des universités québécoises doit être considérée comme spectaculaire et sans égale dans le monde développé. Et pourtant, les universités ont fait l'objet depuis quelques années d'une critique systématique qui trouve probablement ses fondements dans des perceptions mais qui laisse perplexe tout observateur averti. J'en tire la conclusion que les universités, et leurs recteurs en particulier, n'ont pas assez expliqué et illustré leurs actions et leurs résultats.
Au cours des dernières années, votre gouvernement a été dans l'obligation de maîtriser la croissance de la dette publique en réduisant de façon majeure et accélérée le niveau de ses dépenses. Les universités ont contribué à l'effort collectif de façon remarquable. D'une part, elles ont absorbé des compressions directes totalisant 360 M $ depuis 1994; d'autre part, elles ont dû prendre à leur charge des compressions indirectes résultant de la non-indexation des coûts de système (coût du vieillissement dans les échelles salariales, augmentation des contributions patronales) et des dépenses non salariales (inflation sur les achats de produits de laboratoire et sur les collections de bibliothèque, croissance des coûts d'énergie) pour une compression globale de 139 M $; la compression totale absorbée a donc été de près de 500 M $, soit plus de 32 % des subventions ou 27 % des revenus disponibles en 1994-1995. À cela doit s'ajouter le fait que les universités ont dû prendre elles-mêmes à leur charge les coûts des programmes de retraite qu'elles ont offerts à leur personnel pour pouvoir réaliser les compressions budgétaires qui leur étaient imposées; c'est plus de 122 M $ qui ont ainsi été investis dans la réduction des services plutôt que dans le soutien à l'enseignement et à la recherche. Des compressions d'une telle ampleur n'ont pu être absorbées sans des remises en question majeures de structures et de programmes. Les directions des universités y ont consacré le meilleur de leurs énergies, individuellement et collectivement, au cours des dernières années. Elles l'ont fait, pour l'essentiel, sans grand bruit sur la place publique, conscientes qu'elles étaient de la nécessité pour le Québec de reprendre le contrôle de ses finances publiques. Mais elles l'ont fait en reconnaissant les effets négatifs majeurs que ces compressions auraient sur la qualité de leurs services et, plus globalement, sur leur compétitivité sur les scènes canadienne et mondiale.
Je me dois d'insister sur quelques-uns des aspects les plus préoccupants des compressions des dernières années :
Les compressions de revenus ont conduit les universités à réduire globalement de plus de 900 le nombre de leurs professeurs. Pour bien illustrer l'ampleur de cette réduction, 900 postes de moins, c'est comme si on avait tout simplement fermé l'UQAM, ou encore comme si on avait fermé l'ensemble de l'UQTR, l'UQAR, l'UQAC, l'UQAT et l'UQAH. Ce n'est pas parce que l'impact a été plus réparti entre les universités qu'il a été moins grand. On pourrait nous rétorquer que, selon une expression galvaudée, " il y avait du gras dans le système "; c'est malheureusement méconnaître le fait que les universités québécoises ont, de tout temps, fonctionné avec un ratio étudiants/professeurs supérieur à ceux qu'on observe dans les autres universités nord-américaines.
Cette réduction massive du corps professoral ne peut que se refléter dans la qualité de nos programmes : augmentation de la taille des groupes-cours; diminution du nombre et de la diversité des cours à option; capacité insuffisante pour l'offre de cours dans les secteurs nouveaux du savoir. Elle ne manquera pas d'exercer des effets négatifs sur la qualité de l'encadrement que nous donnons aux étudiants, au moment même où toutes les universités font des efforts pour réduire la durée des études et accroître les taux de succès dans les études.
Cette réduction massive du corps professoral n'a pu se réaliser que par l'arrêt presque total du recrutement de jeunes professeurs, avec des conséquences sérieuses dans l'immédiat comme à long terme. Pour l'immédiat, c'est toute une génération de jeunes hautement qualifiés qui voit se fermer les portes d'une carrière universitaire au Québec. Les meilleurs d'entre eux iront trouver des emplois ailleurs au Canada ou à l'étranger, où ils pourront renforcer les systèmes économiques avec lesquels le Québec est en compétition; la perte pour notre société sera double. Pour l'immédiat encore, la nécessité de fermer la majorité des postes qui se libèrent fait que les universités ne sont pas en mesure d'accroître leurs ressources dans les secteurs où les besoins sont croissants (l'informatique par exemple). À plus long terme, l'insuffisance de relève crée des déséquilibres dans les distributions d'âge et d'expertise dans les corps professoraux de nos facultés, déséquilibres toujours difficiles à gérer.
La réduction globale du nombre de professeurs et l'insuffisance de relève ne manqueront pas d'avoir des effets négatifs sur la capacité des universités québécoises de maintenir leur performance au chapitre de l'attraction des fonds de recherche. Au niveau canadien, les universités des autres provinces n'ont pas eu à subir les baisses totales de revenus que nous avons connues puisque, si les subventions gouvernementales ont souvent baissé, elles ont globalement été compensées par des hausses d'autres revenus, droits de scolarité entre autres. La perte de compétitivité des universités québécoises dans le secteur clé de la recherche subventionnée est des plus préoccupantes, puisque c'est ce secteur qui est à la base de tout le système d'innovation de notre économie, comme l'illustrent si bien les développements dans des domaines comme la géomatique, l'opto-électronique ou la pharmacologie.
J'ai entendu avec un certain étonnement s'exprimer l'idée que les universités québécoises n'avaient pas, comme les autres secteurs publics, procédé à une rationalisation de leurs activités. Je me dois d'insister sur le fait que les universités ont absorbé une part plus grande des compressions gouvernementales que tout autre secteur public. Certains pourraient objecter que les universités n'ont pas fait toutes les compressions demandées, laissant s'accumuler une dette totale de 306 M $; il faut savoir que la dette cumulée en 1994 dans quelques universités était de l'ordre de 125 M $ et que le coût total des programmes de départ en retraite est de l'ordre de 122 M $, si bien que la croissance de la dette depuis le début des compressions n'est que de 59 M $, soit moins de 12 % des compressions directes et indirectes imposées. Par ailleurs, je ne saurais trop insister sur le fait que les universités n'ont pu absorber les compressions massives dont je viens de parler sans procéder à des rationalisations, s'évertuant dans toutes leurs actions à atténuer l'impact négatif des compressions sur l'offre globale des programmes.
Pour nous aider dans la gestion rationnelle de nos programmes, la CREPUQ a mis sur pied la Commission des universités sur les programmes. Les travaux de cette Commission illustrent bien la réalité du système universitaire québécois et, en particulier, la grande complémentarité qui existe entre les programmes offerts par les différentes universités. Si la Commission n'a pas décelé jusqu'ici de secteurs dans lesquels des actions spectaculaires seraient nécessaires, c'est tout simplement parce que les universités ont bien fait leur travail pour répondre aux attentes de la société en termes d'accessibilité. Je ne peux que vous engager à lire attentivement les rapports que la Commission a publiés jusqu'ici, rapports dont la ministre de l'Éducation, Mme Marois, a souligné la pertinence dans une lettre qu'elle adressait récemment au président de la Commission.
Permettez-moi maintenant de revoir avec vous comment l'Université Laval a procédé pour absorber une compression de 64 M $ dans sa base de financement et un manque à gagner cumulé de 176 M $.
Nous avions, au début des années 90, 16 services administratifs. Nous n'en avons aujourd'hui plus que 6 par suite d'impartition (service alimentaire, librairie universitaire, Presses de l'Université Laval), de fusions (service de reprographie, service des approvisionnements, service des animaux de laboratoire, différents services aux étudiants) ou d'abolition. Nous avons, dans ce contexte, aboli 10 postes de cadre supérieur et réduit de 127 (23 %) le nombre de postes de professionnels.
Lors de mon entrée en fonction, j'ai redéfini les mandats des différents vice-rectorats, combinant la fonction de vice-recteur exécutif à celle d'un vice-rectorat sectoriel de manière à pouvoir créer, sans ajout de poste, le nouveau poste de vice-recteur au développement (responsable du recrutement, du placement des étudiants, des relations avec les anciens et, surtout, des collectes de fonds). J'ai également aboli les deux postes de vice-recteur adjoint pour réduire les coûts de la fonction de direction.
Par ailleurs, nous avons invité les facultés à réduire le nombre de postes de professeur-administrateur par la réduction du nombre de vice-doyens, la combinaison des fonctions de secrétaire de faculté avec celles de doyen ou de vice-doyen et, surtout, par la réduction du nombre de départements. Au total, le nombre de ces postes est passé de 160 à 120, permettant ainsi à 40 professeurs de plus de se consacrer pleinement à l'enseignement et à la recherche.
Même si nos efforts ont d'abord porté sur la réduction de la fonction administration pour nous permettre d'affecter une part plus grande de nos ressources réduites à notre mission principale d'enseignement et de recherche, nous avons également poursuivi une action systématique de rationalisation de nos programmes. Je me permets tout d'abord de souligner que l'Université Laval met en uvre depuis plus de dix ans un processus d'évaluation périodique de ses programmes et de ses unités, processus qui a été optimisé à la suite des recommandations de la Commission des sages de la CREPUQ. Ainsi, dans la foulée de ces évaluations périodiques, nous avons procédé :
à la réorganisation de nos programmes de perfectionnement en enseignement, conduisant à la disparition de sept certificats et de deux programmes de baccalauréat;
à la réorganisation de nos programmes en arts, entraînant l'abolition d'un baccalauréat, d'une majeure et de quatre certificats;
à la réorganisation de nos programmes en lettres, entraînant la refonte en un seul de deux baccalauréats en anglais, de même qu'en littérature française et québécoise, l'abolition de deux programmes de majeure et de quatre certificats en études anciennes, le passage de quatre à trois programmes en linguistique;
à l'abolition du programme de baccalauréat en catéchèse;
à l'abolition d'un programme de majeure en chimie;
à la fusion en un seul des trois programmes de baccalauréat en informatique.
Dans chaque cas, ces réorganisations ont permis soit de supprimer des programmes, soit surtout, de regrouper les étudiants de façon à optimiser l'utilisation de nos ressources professorales tout en modernisant les contenus de formation.
Nos efforts d'adaptation interne de nos activités d'enseignement à des besoins en évolution constante se heurtent maintenant aux effets des compressions budgétaires. Comment en effet injecter des ressources nouvelles dans les secteurs en croissance quand nous devons fermer la grande majorité des postes qui se libèrent pour atteindre nos objectifs d'équilibre budgétaire?
Ces efforts de rationalisation interne ne nous ont pas empêchés de maintenir nos efforts d'amélioration de nos performances en enseignement et en recherche. C'est ainsi que des professeurs de l'Université Laval ont obtenu sept des huit prix décernés en 1998 par la ministre de l'Éducation pour la qualité de leur matériel pédagogique. C'est ainsi que, pour la seconde année consécutive, un professeur de notre université a obtenu un des dix Prix 3M décernés à des enseignants universitaires exceptionnels. C'est ainsi encore que nos jeunes professeurs ont obtenu 38% des fonds attribués par le Fonds FCAR à des jeunes chercheurs québécois.
Au cours des dernières années, nous avons par ailleurs intensifié nos actions de partenariat avec le milieu. L'Université Laval a renforcé son rôle de moteur du redéploiement économique de la région de Québec. Ses 120 M $ de revenus de recherche en font le centre par excellence de la R & D de tout l'Est du Québec, contribuant directement et indirectement à la création de milliers d'emplois à haute valeur ajoutée. Les produits de ces recherches ont conduit à la création, dans la région de Québec, d'une quarantaine d'entreprises, générant des emplois qui permettent de compenser progressivement pour les milliers d'emplois perdus dans la fonction publique.
Nous avons intensifié nos relations avec les cégeps de tout l'Est du Québec en vue d'assurer un meilleur arrimage de nos programmes à ceux de l'ordre collégial. C'est ainsi que nous avons mis au point des profils d'accès privilégié à nos programmes des secteurs sciences et génie pour les détenteurs de DEC techniques, permettant à ces jeunes de réduire la durée de leurs études d'un trimestre ou plus.
Dans le domaine de la formation continue, nous avons mis sur pied des programmes modèles. Notre certificat en gestion des organisations, conçu en collaboration avec le Mouvement Desjardins et offert dans de nombreuses fédérations de ce Mouvement, a été reconnu comme un modèle de partenariat par le Conference Board du Canada. C'est vers l'Université Laval que la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Bas-St-Laurent s'est tournée pour la formation de ses cadres aux prises avec les défis de la réforme des services de santé. C'est vers l'Université Laval que le Groupe Investors s'est tourné pour la formation de ses 7 000 professionnels de la planification financière personnelle, d'un océan à l'autre.
Bref, l'Université Laval a fait des efforts constants pour intensifier son action au service de la société québécoise, malgré une insuffisance croissante de ressources. Nous sommes prêts à poursuivre ces efforts en même temps que la défense de notre position compétitive sur les scènes canadienne et mondiale, mais nous ne pourrons pas le faire si le gouvernement continue à nous appliquer des contraintes budgétaires plus fortes qu'à toute autre composante du secteur public.
Pour un gouvernement qui aspire à affirmer la place du Québec dans un monde de plus en plus dominé par l'économie du savoir, il ne peut y avoir de plus grande priorité que de donner à sa population la meilleure formation possible. Investir dans l'enseignement supérieur doit être, aujourd'hui encore plus qu'à l'époque de la Révolution tranquille, la priorité des priorités. Et cet investissement se traduit par une rentabilité assurée, comme en font foi les progrès réalisés par le Québec depuis le début des années 60.
Le Québec a besoin d'universités fortes, financées à un niveau leur permettant de soutenir la compétition avec leurs voisines des autres provinces canadiennes et des Etats-Unis et de les rendre capables d'attirer ici et de retenir les jeunes professeurs et chercheurs de talent, dans la formation desquels nous avons investi et qui veulent à leur tour contribuer au développement du pays. Pour redonner à nos universités les moyens de s'affirmer sur la scène mondiale, le gouvernement se doit d'injecter rapidement plusieurs centaines de millions de dollars.
J'espère que ce message sera reçu pour ce qu'il est : une invitation à apprécier à sa juste valeur l'extraordinaire contribution que les universités ont apportée au développement de la société québécoise et une invitation pressante à nous donner les moyens d'intensifier cette contribution au moment où le Québec doit accélérer sa transition vers l'économie du savoir et affirmer sa place sur une scène mondiale de plus en plus compétitive.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Premier Ministre, l'expression de mes sentiments distingués.