29 octobre 1998 |
Idées
par Paul-Hubert Poirier, professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses
La plus belle leçon que nous laisse Alexandrie, c'est de nous rappeler que les voies de la tradition sont multiples, et les chemins de traverse aussi importants que les itinéraires privilégiés.
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt l'article de mon collègue Daniel Rousse, du Département de génie mécanique portant sur Alexandrie à l'époque ptolémaïque (le Fil, vol. 34. n° 8, 15 oct. 1998). On ne peut que partager son admiration pour cette ville, dans laquelle le "rêve d'universalité des Ptolémées" voulut rassembler "tous les savoirs du monde", pour reprendre le sous-titre d'un beau livre consacré naguère à la capitale intellectuelle du bassin méditerranéen antique . Cependant, j'ai été un peu étonné qu'après avoir écrit qu'il est "toujours futile de croire qu'un seul événement puisse infléchir inexorablement le cours de l'histoire", il en arrive à la conclusion que "l'une des causes probables du déclin d'Alexandrie" fut "le progrès du christianisme".
Une telle affirmation n'est à coup sûr pas confirmée par l'histoire, qui, comme la vie, ne se satisfait guère d'explications univoques. Cela dit, je suis tout à fait d'accord avec M. Rousse pour reconnaître que le christianisme a plus d'une fois favorisé des comportements intégristes, obscurantistes ou violents. Il suffit de mentionner, pour en rester à Alexandrie, le meurtre sordide de la philosophe néoplatonicienne Hypatie par des chrétiens en furie et cela, à l'instigation de l'évêque de la ville, saint (!) Cyrille. Mais il serait simpliste de penser que le clivage entre les lumières et l'obscurantisme, ou entre l'intégrisme et l'ouverture recouvre les distinctions confessionnelles.
On trouve en effet de nombreux exemples de l'une ou l'autre attitude de part et d'autre de la frontière qui partage christianisme et polythéisme (ou néopaganisme). Que l'on songe, pour ne mentionner que deux cas, à l'astronome et mathématicien Claude Ptolémée, que cite M. Rousse, qui nous a laissé un traité d'astrologie, le Tétrabiblos, qui a davantage contribué à sa réputation que ses oeuvres proprement scientifiques. À l'inverse, du côté chrétien, on rencontre Synésios de Cyrène, élève de l'infortunée Hypatie, qui n'accepta de devenir évêque de Ptolémaïs qu'à la condition de pouvoir rester fidèle à ses convictions philosophiques, concernant la préexistence des âmes, l'éternité du monde et le refus d'une interprétation littérale de la croyance en la résurrection.
D'autre part, et sans méconnaître le rôle des intellectuels arabes dans le processus de conservation de la production scientifique et philosophique de l'Antiquité, il faut aussi rappeler que, si nous pouvons encore lire aujourd'hui dans la langue originale bon nombre des philosophes et des savants grecs qui ont illustré Alexandrie, c'est grâce aux scribes et aux moines byzantins qui nous ont scrupuleusement, pour ne pas dire religieusement, transmis leurs textes. Dès lors, peut-on vraiment parler de "disparition d'Alexandrie"? Car les Ptolémées eux-mêmes n'ont jamais hésité à s'ouvrir aux "sagesses barbares" et, en premier lieu, aux écritures juives, contribuant ainsi à fonder la tradition du judaïsme alexandrin et, partant, celle de l'intellectualisme chrétien, qui trouvera, à Alexandrie même, son premier foyer. Et une des préoccupations des premiers représentants de cet intellectualisme, Clément et Origène, sera précisément d'opérer la synthèse du message chrétien et de la sagesse grecque, comme Philon d'Alexandrie l'avait brillamment fait avant eux pour le judaïsme.
Plutôt que de rupture, on assiste donc à Alexandrie à un phénomène qui s'est produit plus d'une fois dans l'histoire, celui de la "translatio studiorum", du transfert des connaissances et de l'héritage intellectuel, en l'occurrence, entre l'antiquité païenne et sa transmutation chrétienne, comme le montrent bien les études récentes sur l'Antiquité tardive, dont celles de Peter Brown. La plus belle leçon que nous laisse Alexandrie, c'est de nous rappeler que "les voies de la tradition (sont) multiples, et les chemins de traverse aussi importants que les itinéraires privilégiés".
Si nous pouvons évoquer aujourd'hui le destin unique de cette ville unique, c'est justement grâce à ces "ramifications" qui nous conduisent "de la Maison de la Sagesse de Bagdad au Moyen ge, où s'est transmise, par le biais des traductions, une partie de l'héritage scientifique d'Alexandrie, à Byzance et au labeur inlassable de ses copistes et de ses scholiastes, dans l'Occident latin, dans les bibliothèques des monastères, des cathédrales et des palais" . Voilà pourquoi Alexandrie continue de vivre.