15 octobre 1998 |
Idées
par Daniel Rousse, professeur au Département de génie mécanique
L'intégrisme chrétien a accéléré la chute d'Alexandrie et de ses lumières. Quels seront les effets du progrès néo-libéral sur nos établissements de haut savoir?
Après dix siècles d'existence, après avoir maintes fois changé de forme et de nature, sinon d'objet, Alexandrie avait fini par s'éteindre, enfin submergée par l'évolution continuelle des moeurs, des idées et de la civilisation. Mais elle laissait derrière elle une trace si brillante que sa légende n'a cessé de s'orner et que son histoire domine toute la vie intellectuelle de l'Antiquité jusqu'aux premières lueurs de la civilisation chrétienne. Et si celle-ci n'a pas ignoré les époques antérieures, c'est grâce à la pérennité d'Alexandrie, qui a constitué le trait d'union entre l'Antiquité et les Temps modernes. Mais pourquoi cette chute, cette disparition de ce qui fut le phare de l'activité intellectuelle et scientifique du début de l'ère chrétienne??
Fondée par Alexandre, la ville avait pris rapidement une grande extension; de nombreux palais et bâtiments officiels y avaient été élevés et chaque prince en fit élever de nouveaux. À la mort d'Alexandre, l'Égypte, la Libye, et certaines parties de l'Arabie, revinrent à l'un de ses lieutenants, Ptolémée qui fut le premier d'une dynastie, les Lagides.
Ces princes étrangers qui s'installaient en Égypte avaient besoin, pour asseoir leur domination, d'entretenir leur prestige. Ptolémée Sôter, le premier d'entre eux, appela dans ce but à Alexandrie des savants, des artistes, des historiens, des poètes. Le procédé fut maintes fois appliqué par la suite; les rois et empereurs en usèrent à des fins politiques dans le but de donner plus de lustre et d'éclat à leur règne que ne pouvaient le faire leurs mérites personnels. Ptolémée créa donc le premier une série d'institutions destinées à l'étude comme il le fit de temples et de sanctuaires: la domination politique ne pouvait se comprendre sans domination religieuse, morale et intellectuelle.
La mémoire d'un monde
La première de ces institutions fut probablement la Bibliothèque
plus exactement le première des nombreuses bibliothèques,
car il y en eut plusieurs - créée vers la fin du IVe siècle
par Démétrios, disciple d'Aristote, sous les ordres de Ptolémée.
Fut réuni là tout ce que la civilisation grecque avait produit;
ce travail fut mené si activement qu'à l'avènement
de Ptolémée II, quelque 200 000 volumes auraient figuré
au registre de la Bibliothèque. Celle-ci était située
dans un édifice royal, dont la situation a été établie
dans le quartier des palais et édifices gouvernementaux près
du grand port. À cette même époque fut sans doute créé
le Musée qui était beaucoup plus apparenté à
ce que l'on a connu - jusqu'à tout récemment encore - comme
l'Université que comme nos institutions muséales. C'était
semble-t-il une réunion de savants de toutes disciplines, recrutés
par le prince régnant.
La grande Bibliothèque et le Musée acquirent, en partie grâce à la disparition des grands fondateurs de la pensée athénienne, une haute réputation. Les dissidences à l'Académie et le passage à Alexandrie de Démétrios contribuèrent ainsi à faire rayonner l'activité scientifique d'Alexandrie. Euclide et Appolinius de Perga y enseignèrent la géométrie, Érasistrate et Hérophile, la médecine, Ctésibius et Héron la mécanique (curieusement, leur art de construire des machines hydrauliques semble avoir été utilisé surtout pour frapper l'imagination des fidèles au cours de cérémonies religieuses).
C'est vers la fin du règne de Ptolémée Philadelphe que les historiens placent ordinairement l'apogée de la vie intellectuelle à Alexandrie. Érathosthène fut alors attaché à la Bibliothèque. La renommée de la ville avait alors attiré en ses murs un nombreux public de savants. Ptoléméme Philadelphe disparut, l'hégémonie d'Alexandrie fut mise en péril plusieurs fois. Des écoles rivales naquirent, à Pergame, à Samos, à Rhodes. Cependant nulle part encore n'existait un endroit comparable à Alexandrie.
L'événement déclencheur
La vie politique de la ville connut ensuite une rapide succession de
souverains ponctuée de meurtres et de guerres fratricides qui sonna
le glas de la suprématie de la ville. D'ailleurs, l'un de ses propres
souverains, Ptolémée VII, entra dans une fureur sans précédent
contre sa propre ville, ce qui eut pour effet de chasser bon nombre d'intellectuels.
Les lettres et la poésie supplantèrent bientôt la science
à Alexandrie. Bien entendu plusieurs scientifiques et philosophes
restèrent sur les lieux mais aucun n'atteignit la renommée
de leurs prédecesseurs. Vint alors un événement qui
décida, croit-on souvent, de la chute de la ville.
En 47 de notre ère, Rome était en guerre et occupait alors le grand port d'Alexandrie quand un incendie se déclara sur les vaisseaux de César. Cet incendie gagna bientôt toute la flotte et le port lui-même. Il dévasta alors tout le Bruchium, le quartier gouvernemental, et détruisit la grande Bibliothèque.
Cependant, l'événement ne fut pas fatal. Il ne constitue qu'un simple maillon dans une chaîne d'événements historiques pouvant contribuer à expliquer la disparition d'Alexandrie. Il faut aussi se rappeler qu'Alexandrie a brillé des feux de l'activité scientifique pendant 600 autres années après le fameux incendie. Ce n'est que l'entrée dans la ville des Arabes de Amr ibn el-As, en 640, qui consacra la ruine définitive de la ville.
L'âge d'or des grammairiens
À l'époque de l'incendie existait dans un autre quartier,
une seconde bibliothèque, construite par Ptolémée II,
qui contenait près de 33 % de toute la collection de la ville, et
cette bibliothèque demeurait intacte. César aurait immédiatement
entrepris la restauration de la première Bibliothèque. Cléopâtre
compléta ses efforts et Antoine lui fit don de la bibliothèque
de Pergame. Sous la tutelle romaine, l'activité intellectuelle florissait
encore, de nouveaux édifices, palais, sanctuaires et temples furent
bâtis. Ptolémée l'astronome (rien à voir avec
les Lagides) et peut-être plus tard Diophante appartinrent au Musée.
C'est donc dire que l'activité intellectuelle d'Alexandrie ne s'était
pas éteinte. Mais rhéteurs et grammairiens supplantaient
en nombre les savants qui cultivaient les sciences exactes.
Il est toujours futile de croire qu'un seul événement ou encore la décision d'un seul individu puisse infléchir inexorablement le cours de l'histoire. C'est plutôt un tissu subtil de petits événements ou l'action volontaire ou non de nombreux individus qui décide du cours de demain.
Quelle fut alors l'une des causes probables du déclin d'Alexandrie? Le progrès du christianisme. L'enseignement du Musée restait placé sous le signe du polythéisme. À partir d'une époque, tout ce qui ne fut pas chrétien fut persécuté ou éliminé ou perdit substantiellement de son crédit. La science et la philosophie, écrit Ferdinand Lot, impuissantes à lutter contre le mysticisme, qui procure à l'initié l'union avec l'être absolu, furent submergées par ce torrent de religiosité venu d'Orient, lequel, à partir surtout du premier siècle de notre ère, ne souffre rien en dehors de lui. Ce jugement paraît simplement libellé mais explique néanmoins en partie le millénaire d'obscurantisme dans lequel fut plongé l'Occident. À côté du monde chrétien toutefois, il importe de mentionner que l'Islam connut une riche vie intellectuelle et nous savons aujourd'hui le service qu'il rendit à l'Occident en sauvegardant, en transmettant et en améliorant le bagage de connaissances dont il avait hérité.
Ah! Intégrisme de toute nature quand tu nous tiens! Et aujourd'hui, par rapport à la vie universitaire, qu'en est-il du progrès néo-libéral?