24 septembre 1998 |
L'étudiant-chercheur et journaliste Marc-François Bernier a passé en revue l'une des armes préférées des journalistes politiques: les sources anonymes. La valse des fantômes a-t-elle dépassé la mesure?
"Dans l'entourage du Premier ministre, on croit que...", "Selon un proche du ministre, il ne faudrait pas s'étonner de...", "Une source généralement bien informée révèle...", "À la direction du Parti, il semble que...". La formule est percutante, elle aiguise l'appétit et dresse la table pour ce qui s'annonce une information juteuse, inédite et importante. Assez du moins pour que l'informateur qui a craché le morceau ait obtenu, en retour, la promesse que le journaliste ne dévoilerait pas son identité, faisant ainsi accroc à une règle fondamentale du quatrième pouvoir. Arme de base de l'arsenal des journalistes parlementaires, le recours aux sources anonymes semble garantir le scoop - la prime la plus convoitée par cette étrange communauté de frères ennemis qui rôdent dans les coulisses du pouvoir - et, par ricochet, la dénonciation des incuries politiques au profit du bien public. Mais est-ce bien le cas?
L'aspect éthique de la question
L'étudiant-chercheur Marc-François Bernier, également
journaliste au Journal de Québec, a voulu en avoir le coeur net.
Déjà auteur de deux ouvrages critiques sur le journalisme
- Éthique et déontologie du journalisme et Les planqués:
le journalisme victime des journalistes - et membre du groupe qui a rédigé
le Guide de déontologie des journalistes du Québec, il vient
de terminer, au Département de science politique, une thèse
de doctorat sur les sources anonymes, où transparaissent une fois
de plus ses préoccupations pour un journalisme pur et dur. "Le
sujet m'intéressait à cause de sa dimension éthique.
Je vois un problème d'imputabilité politique au fait que des
élus parlent trop souvent sous le couvert de l'anonymat et que les
journalistes agissent comme facilitateurs. J'ai décidé de
documenter le phénomène au Québec pour mieux connaître
l'étendue de cette pratique."
L'étudiant-chercheur a donc analysé les énoncés anonymes contenus dans des articles publiés en 1994 et 1995 par les journalistes des quotidiens Le Devoir, La Presse et Le Soleil, assignés à l'Assemblée nationale. Après avoir décortiqué un échantillon de 642 articles produits par dix journalistes, Marc-François Bernier arrive à des conclusions qui ne sont pas toujours tendres à leur endroit. "L'objectif des courriéristes qui accordent l'anonymat à leurs sources n'est pas tant de dénoncer des scandales, de mettre à jour les aberrations ou de diffuser des informations dommageables, mais bien de publier davantage d'information que ce qui aurait été possible en respectant intégralement la contrainte qui consiste à identifier leurs sources d'information. Cela leur permet de produire davantage de comptes rendus et de publier un plus grand nombre de primeurs ou d'exclusivités, en plus de faciliter leur travail de cueillette d'information, en évitant bien souvent de mettre en scène des sources d'information qui soutiendraient des énoncés différents des énoncés anonymes."
En agissant de la sorte, les courriéristes parlementaires "ne rencontrent pas toujours les critères reconnus du comportement professionnel attendu de leur part". À leur décharge, signale Marc-François Bernier, ils sont en bonne compagnie puisque cette pratique discutable fait aussi des adeptes parmi les journalistes qui couvrent les affaires municipales, les faits divers, l'éducation ou l'économie.
Pratique déviante?
Son étude, dirigée par Vincent Lemieux et Jean Charron,
révèle que près de 30 % des articles analysés
contenaient au moins un énoncé anonyme, un taux qui se rapproche
du 33 % rapporté pour le New York Times et le Washington Post. Parmi
les 451 énoncés anonymes contenus dans les articles analysés,
81 % étaient à connotation neutre. "Dans la grande majorité
des cas, constate donc Marc-François Bernier, les affirmations anonymes
ne visent pas à dénoncer des situations inacceptables ou scandaleuses."
Tous les journalistes ont recours aux sources anonymes mais certains bâtissent
pratiquement leur carrière sur ces fantômes; l'un des dix courriéristes
parlementaires utilise l'énoncé anonyme dans 57 % de ses articles.
Le recours aux sources anonymes constitue une pratique qui déroge de la règle dominante voulant que le journaliste cite et identifie ses sources d'information. Le Guide de déontologie des journalistes du Québec ne prévoit l'anonymat des sources que dans un cadre particulier (impossible d'obtenir l'information autrement, sert l'intérêt public, préjudices si l'identité de la source est dévoilée, présentation de détails sur la source sans compromettre son identité).
"Les courriéristes parlementaires font peu de cas de certaines conditions, notamment la description de la source", dit Marc-François Bernier. Lorsque les lecteurs connaissent les compétences de l'informateur anonyme, ils sont mieux placés pour juger de la crédibilité de ses propos et ainsi se faire une opinion plus éclairée. "Dans certains cas, l'anonymat des sources est essentiel. Mais l'intérêt public serait mieux servi, conclut-il, si les courriéristes parlementaires étaient plus sélectifs dans leur recours aux sources anonymes et s'ils fournissaient au public plus d'informations concernant ces fantômes du Parlement. Les journalistes doivent être plus vigilants. Quand ils servent de "boîtes à malle", sans exercer leur fonction critique et sans obliger les politiciens à être imputables de leurs paroles, c'est le droit du public à l'information qui est menacé."
Encadré
Un ange passe...
Marc-François Bernier signale que le journalisme "d'enquête", construit autour de sources anonymes, a connu ses heures de gloire avec l'affaire du Watergate. Grâce à Deep Throat, un informateur dont l'identité demeure encore aujourd'hui un mystère, les journalistes Woodward et Bernstein du Washington Post ont mis en lumière un scandale qui a conduit à la démission de Richard Nixon en 1974. L'affaire Janet Cooke, elle aussi du Washington Post, a connu une fin moins éclatante. Après avoir remporté le prix Pulitzer pour un reportage qui traitait d'un enfant de huit ans forcé, par sa mère et l'amant de celle-ci, de se droguer, elle a dû admettre que ses sources anonymes étaient de la pure fiction. En 1981, on lui retirait son prix.
Plus près de nous, Brian Mulroney, avant de devenir chef du parti Progressiste-conservateur, aurait été une des sources anonymes privilégiées de certains journalistes. Au Québec, Jean-Claude Rivest, ancien conseiller principal de Robert Bourassa et maintenant sénateur, aurait lui aussi utilisé abondamment la filière de l'anonymat. Un journaliste du Soleil estime même que, pendant des années, presque toutes les déclarations venant d'un "proche conseiller du premier ministre" pouvaient lui être attribuées.