25 juin 1998 |
Idées
par André Gounelle, professeur titulaire à la Faculté de théologie protestante de Montpellier (*)
"L'autorité des professeurs, des artistes, des religieux, réside en ce qu'ils donnent et rendent possible. Elle consiste à contribuer à la formation de la conscience et de la responsabilité."
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Allocution prononcée le dimanche 14 juin, lors de la cérémonie de collation des grades de la Faculté de philosophie, de la Faculté des sciences de l'éducation, de la Faculté de théologie et des sciences religieuses et du Programme de baccalauréat multidisciplinaire.
J'exprime ma très grande gratitude et mes vifs remerciements à l'Université Laval pour ce doctorat d'honneur qu'elle m'a décerné. Je suis sensible à cette distinction d'abord et bien sûr parce qu'elle représente une reconnaissance de mes travaux par une université prestigieuse. J'en suis également heureux parce qu'au fil des années le Québec, qui m'a d'emblée séduit lors de mon premier séjour, m'est devenu de plus en plus cher, que j'ai appris à l'aimer et à l'apprécier, et que je suis particulièrement attaché à l'Université Laval et à sa Faculté de théologie et de sciences religieuses. A travers des collaborations universitaires se sont tissés des liens amicaux et fraternels qui me rendent particulièrement précieux ce doctorat d'honneur.
Quand on décerne à quelqu'un un diplôme, à quel niveau, à quel titre que ce soit, on lui confère une autorité. Et les Facultés que cette cérémonie associe se trouvent sans cesse et plus que d'autres confrontées avec ce problème de l'autorité. Dans les sciences de l'éducation, elle intervient dans les rapports entre enseignants et enseignés; la réflexion philosophique le rencontre dès qu'elle se porte sur les relations humaines et sur les questions sociales. Quant aux théologiens, ils ont à faire, parfois à se débattre avec l'autorité de la révélation, avec celle de la Bible, et avec celle des institutions ecclésiastiques.
Dans les quelques minutes qui me sont accordées ce matin, je voudrais indiquer rapidement trois types, trois sortes d'autorité qui, me semble-t-il, nous concernent tous, quel que soit le domaine d'études que nous ayons choisi.
D'abord, nous avons l'autorité liée à une compétence, à un savoir ou à un savoir faire. C'est celle du technicien ou de l'expert qui connaît bien son domaine, qui a démontré sa maîtrise théorique des problèmes qui s'y rencontrent et son habileté pratique à les résoudre. C'est l'autorité de l'expérience qui en s'accumulant fonde et alimente une sagesse. Le diplôme universitaire entend signaler et garantir l'acquisition de connaissances et d'aptitudes de base. Bien entendu, il faudra les mettre à l'épreuve de l'expérience, les entretenir, les développer et les faire mûrir en une sagesse. Dans un monde qui évolue aussi vite que le nôtre, les études ne sont qu'un point de départ; on continue à apprendre et à se former tout le long de l'existence. L'autorité, sous ce premier aspect, s'évanouira ou grandira selon la manière dont nous saurons utiliser et accroître la compétence de base que le diplôme certifie.
En second lieu, l'autorité se rapporte à un pouvoir: celui de décider, celui de commander ou d'interdire. Elle tient à la situation que l'on occupe dans une hiérarchie, à la fonction que l'on joue dans une organisation. Un premier ministre, un président d'université, le directeur d'une entreprise édictent des règles, et les font respecter. Même s'il est utile et nécessaire, nous avons tous eu de la peine, un jour ou l'autre, à accepter ce pouvoir de contraindre qui a quelque chose d'injuste, en ce qu'il transforme ceux qui en dépendent en subordonnés. Il ne les traite pas selon leur nature d'être conscients et responsables; il en fait des objets.
À cause de cela, on conteste parfois vivement l'autorité liée à la position. L'histoire de l'université est jalonnée de protestations contre son emprise. Les anarchistes la jugent abusive par principe, et en souhaitent la disparition. Toutefois, l'absence de contrainte ne vaut pas mieux. Quand, dans un pays, l'État s'effondre, on sombre dans un chaos qui détruit tout autant la liberté que la plus épouvantable des tyrannies. Sans discipline, une université, une école, une salle de classe ne rempliront pas leur fonction éducative, et ne formeront pas plus à l'initiative et à la responsabilité que si on leur impose un carcan tyrannique. Il ne faut donc pas chercher à supprimer cette autorité, mais la soumettre à des principes et à des contrôles qui empêchent abus ou débordements; ce que font dans la démocratie, d'un côté les textes constitutionnels, de l'autre les élections. Si l'autorité réglemente la liberté, la liberté contrôle l'autorité. Loin de s'opposer, elles se rendent service mutuellement, chacune empêchant l'autre de se dévoyer, de verser dans l'absurde ou le vide. Disposer d'un pouvoir petit ou grand est légitime à la condition expresse qu'il soit réglementé et puisse être sanctionné.
Bien qu'il soit le puis important, on oublie souvent le troisième type d'autorité dont la fonction consiste non pas à interdire, mais à autoriser, non pas à obliger, mais à permettre, non pas à fermer des possibilités, mais à en ouvrir de nouvelles. L'autorité d'un entraîneur ou d'un directeur sportif, comme celle d'un professeur ou d'un directeur de thèse tient à ce quelle rend capable d'améliorer des performances, d'obtenir plus et mieux de soi-même. Étymologiquement, le mot autorité vient du verbe latin augere qui signifie augmenter, accroître, agrandir. Auteur et acteur appartiennent à la même famille de mots. L'autorité, sous ce troisième aspect, a pour fonction de rendre chacun auteur de sa pensée, et acteur de sa vie.
Dans le cas de la vie de l'intelligence et de celle la foi, dans le domaine de l'éducation, cette troisième sorte d'autorité me paraît l'emporter nettement. Ici l'autorité consiste a apprendre à penser et à juger, à élargir des horizons à susciter la créativité, à pousser à aller plus loin, et non à restreindre, à empêcher, à limiter. Quand j'appelle "maître" un grand artiste, peintre ou musicien, ou un penseur, je ne me considère pas comme un esclave ou un domestique par rapport à lui. Je veux dire que je reçois, que j'apprends, que je m'enrichis, que j'accrois mon humanité grâce à lui.
Il me semble que c'est ainsi qu'il faut comprendre l'autorité religieuse, celle de Dieu, celle de la Bible, celle des doctrines et celle de l'Église. Elle ne nous dicte pas ce que nous devons croire, penser et faire. Le fait de dicter caractérise la dictature (Voltaire se qualifiait de "dictateur" quand il dictait une lettre à son secrétaire), et écrase la personnalité, alors que l'autorité la développe en rendant auteur, et non copiste. Loin d'emprisonner, la véritable autorité religieuse affranchit d'elle-même. Elle ne contraint pas le croyant à la passivité de celui qui reçoit et répète. Elle ne le soumet pas à une loi, elle fait de lui un nouvel être appelé à inventer des paroles et des actions. Elle transforme les disciples (ceux qui suivent) en apôtres (des envoyés). Ce que je viens de dire des religieux s'applique également aux professeurs, aux philosophes et aux artistes : leur autorité réside en ce qu'ils donnent et rendent possible; elle consiste à contribuer à la formation de la conscience et de la responsabilité.
Il ne saurait être question de supprimer ou de disqualifier les deux premiers types d'autorité, celle de la compétence qui sait et qui sait faire, celle du pouvoir qui décide et commande. On ne peut pas s'en passer et elles rendent d'immenses services. Ce que je souhaite, et tout particulièrement à ceux qui reçoivent aujourd'hui l'autorité que confère un diplôme, c'est que dans notre manière de vivre l'autorité celle qui s'exerce sur nous et celle que nous exerçons sur d'autres, les aptitudes techniques, les fonctions de commandement soient mises au service de ce développement de l'être humain, qui donne leur raison d'être et leur noblesse à toutes les formes d'autorité.