11 juin 1998 |
Le débat sur la rectitude politique produit souvent plus d'étincelles que de lumière, mais le milieu universitaire doit aborder la question de front, estime le psychologue Janel Gauthier.
Au Canada, de toutes les questions reliées à l'éducation, la rectitude politique est l'une de celles qui a attiré le plus d'attention et soulevé le plus de polémiques au cours des dernières années. Et il est temps que le monde universitaire aborde de front les questions soulevées par ce phénomène social, estime le professeur Janel Gauthier, de l'École de psychologie.
Prêchant par l'exemple, Janel Gauthier vient d'éditer un numéro spécial de la revue Psychologie canadienne entièrement consacré à la rectitude politique en milieu universitaire. On y trouve treize articles couvrant tous les aspects de la question, dont un texte signé de sa main qui brosse un tableau de cette idéologie. "Nous avons tenté d'analyser la situation à partir de données et de faits plutôt que sous l'angle des idéologies et des émotions."
Liberté ou égalité?
La rectitude politique est un terme difficile à définir à
la satisfaction de tous, lance d'emblée Janel Gauthier. Il fait référence
à "une manière de penser et à un style de vie
qui prône la sensibilité, la tolérance et le respect
eu égard à la race, au sexe, à l'orientation sexuelle,
à la nationalité, à la religion, à l'âge,
aux handicaps physiques et à toutes autres caractéristiques,
surtout si elles ne correspondent pas aux nôtres". Utilisé
pour la première fois par les stalininiens dans les années
1930, le terme aurait refait surface dans les cercles féministes
américains pendant les années 1970.
"Si vous êtes de ceux qui croient que tout être humain mérite d'être traité avec la courtoisie allant de pair avec la dignité humaine, vous vous demanderez peut-être pourquoi tout le monde n'adhère pas à la rectitude politique, questionne Janel Gauthier. Après tout, cette philosophie prône une meilleure acceptation de la diversité des cultures, races, sexes, idéologies et styles de vie non conformistes." En fait, les réactions à la rectitude politique vont de l'indignation à l'inquiétude en passant par la dérision. "Dans certains milieux, dit le psychologue, le terme rectitude politique a pris une teinte éminemment péjorative et qualifier un geste de politiquement correct équivaut à le discréditer."
Les adeptes de la rectitude politique croient que tous les groupes spéciaux doivent être traités avec respect et égalité mais ils estiment aussi que pour corriger les injustices du passé, il faut accorder des privilèges spéciaux aux groupes minoritaires. Au nom de la liberté d'expression, leurs opposants revendiquent le droit de porter de jugements négatifs sur certains groupes dans le cas où il est justifié de le faire. Ils croient aussi que les programmes d'accès à l'égalité sont de la discrimination à rebours et, par conséquent, une injustice.
Le "PC" à l'université
Dans le milieu universitaire, les programmes d'études multiculturelles
et la rectitude politique sont aujourd'hui les principales pommes de discorde,
signale Janel Gauthier. "Plusieurs universitaires se sentent de plus
en plus limités dans ce qu'ils peuvent dire, écrire ou faire
et pensent que certains groupes raciaux ou minoritaires imposent aux autres,
lentement mais sûrement, ce qu'ils peuvent dire. Pour eux, la rectitude
politique est une nouvelle forme de censure et de coercition et, en conséquence,
une menace à l'excellence scolaire et à la liberté
de l'enseignement. J'ai cessé complètement de faire des blagues
dans mes cours parce que je ne sais jamais comment ça peut être
interprété. J'évite aussi de présenter certaines
données qui pourraient soulever des controverses."
À l'opposé, d'autres professeurs estiment que la rectitude politique devrait être une façon de fonctionner en société. La sensibilité et le respect de la diversité augmentent les connaissances et favorisent la compréhension des autres, ce qui permet aux étudiants de penser, de réfléchir et de se créer une vision plus complète du monde.
La rectitude politique a des incidences dans le milieu universitaire, que ce soit par le biais de programmes spéciaux d'admission des étudiants ou d'embauche du personnel. "Certains considèrent que les politiques de privilèges sont injustes et discriminatoires, qu'elles favorisent les minorités, nuisent à l'excellence en éducation et détruisent le respect mutuel entre collègues, dit Janel Gauthier. D'autres disent qu'il faut des mesures spéciales pour corriger les discriminations passées dans le milieu universitaire et pour donner aux étudiants des modèles auxquels ils peuvent s'identifier".
Des sujets à risques
Du côté de la recherche, les tenants de la rectitude politique
estiment que les travaux portant sur des sujets controversés devraient
être restreints lorsqu'ils risquent de blesser certaines populations.
"Il est impossible de ne pas remarquer comment les chercheurs répugnent
à aborder des questions de nature délicate ou à révéler
des conclusions déplaisantes à cause des risques professionnels,
dit Janel Gauthier. Ceux qui effectuent des recherches sur des sujets politiques
controversés s'exposent davantage à des problèmes de
financement, de publication et de titularisation. De plus, ils risquent
d'être mis à l'écart à cause des résultats
de leurs recherches, quelles que soient leurs convictions personnelles.
Parfois, le traitement réservé à ceux qui épousent
la philosophie de la rectitude politique n'est pas meilleur. Ils peuvent
être la cible de la colère et du ridicule."
«Je pense que la rectitude politique est allée trop loin, conclut Janel Gauthier. Au départ, cette idéologie devait encourager l'ouverture d'esprit mais elle provoque maintenant l'effet contraire. On risque de se faire immoler sur la place publique si on ose la contester. Quand on est rendu à inscrire dans les conventions collectives que les prochains postes de professeurs seront attribués en fonction du sexe des candidats plutôt que de leur excellence, c'est de la discrimination.»
Si ce débat semble si difficile à faire, c'est peut-être qu'il oppose des valeurs fondamentales pour le milieu universitaire: d'un côté, la recherche de la vérité et la liberté d'expression, et de l'autre, le respect du droit des personnes et l'ouverture à la différence. La citation de Voltaire qui coiffe le texte d'introduction signé par Janel Gauthier dans Psychologie canadienne réconcilie ces valeurs et résume sans doute mieux que n'importe quelle dissertation la contribution originale que les universitaires peuvent apporter au débat: "Je désapprouve ce que vous dites mais je défendrai jusqu'à la mort votre droit de le dire."