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14 mai 1998 ![]() |
Au Liban, la complexité de la mosaïque religieuse semble faire obstacle à une réconciliation nationale.
Une partie de la solution au problème libanais passe certainement par une réconciliation religieuse dans ce pays où les citoyens se définissent d'abord et avant tout par leur appartenance à l'une des 16 communautés existantes, dont 12 chrétiennes. Voilà en tout cas ce qu'a constaté Bernard Delpal, professeur à l'Université française Jean-Monnet, de Saint-Étienne, qui présentait récemment une conférence, organisée notamment par le Laboratoire de géographie historique de l'Université Laval, sur le synode du Liban, qui a eu lieu entre 1991 et 1995. À travers le déroulement de ce synode, convoqué par le Pape Jean-Paul II et qui rassemblait des évêques, des représentants de la communauté musulmane et des délégués protestants, ce spécialiste en histoire socioreligieuse a mis en lumière les profondes fractures qui divisent le monde chrétien au Liban, et souligné l'importance d'une nouvelle unité pour que tous puissent enfin vivre ensemble.
À Beyrouth, vous pouvez très bien vous définir comme chrétien, et ne pas fêter Pâques à la même date que votre voisin d'en-dessous, chrétien lui aussi, mais se réclamant d'une autre Église. Les rites de passage qui rythment la vie des croyants, comme le baptème, la communion, le mariage, posent également des problèmes insolubles dans certaines familles si les deux parents n'appartiennent pas à la même communauté religieuse. Ces simples exemples tirés de la vie quotidienne illustrent bien la complexité d'une société où les derniers chiffres officiels concernant les communautés religieuses datent du recensement de 1936. "Les estimations en provenance de Rome évoquent une population libanaise à 60 % musulmane et chrétienne à 40 %, les catholiques romains formant pour leur part environ 28 % de la population", précise Bertrand Delpal.
La macédoine libanaise
Loin de constituer une simple détail anecdotique, la complexité
de cette mosaïque religieuse acquiert une importance particulière
lorsqu'on se souvient que lors des trois dernières années
de guerre, marquées par une terrible violence, ce sont les communautés
chrétiennes qui s'affrontaient entre elles. Selon l'historien, de
nombreux spécialistes attribuent d'ailleurs une partie de l'origine
des maux majeurs qui frappent le Liban depuis le XIXe siècle, au
caractère multicommunautaire des chrétiens, divisés
notamment en syriaques, maronites, uniates, catholiques latins et protestants,
au manque de direction des orthodoxes, et surtout au poids des communautés
monastiques.
"L'existence des communautés les plus puissantes au Liban remonte aux premiers temps de la chrétienneté, explique Bertrand Delpal. Elles ont bâti des séminaires, des universités qui contribuent au rayonnement de ces sites construits autour des monastères, parfois dans des grottes." Au fil des ans, les communautés ont acquis un patrimoine immobilier considérable qui joue aujourd'hui un rôle prépondérant dans la vie économique du pays. Ainsi, le professeur en histoire socioreligieuse a visité une ville dans la plaine de la Béka, un territoire très convoité par Isarël, où 70 % des terrains et bâtiments appartiennent au pouvoir religieux. À Beyrouth, depuis la fin des hostilités, les différentes églises se lancent dans une course effrénée à la reconstruction de cathédrales, toutes mieux équipées les unes que les autres, à quelques pas seulement des ruines où survivent difficilement des centaines de milliers de sans-abri.
Descendre les élites de leur piédestal
Ce décalage entre les besoins sociaux d'une grande partie de la population
et la richesse de communautés religieuses qui se préoccupent
peu du sort du peuple choque d'ailleurs de nombreux Libanais. Dans un document,
qui a sans doute permis aux participants du synode réuni à
Rome de mieux comprendre les racines du mal libanais, un groupe de catholiques
de gauche soulignait dès 1968 cette fracture entre les dirigeants
chrétiens, coupés des réalités contemporaines,
et les simples croyants. "Ils appelaient de leurs voeux une révolution
liturgique dans ce pays où on déplore un manque de vitalité
religieuse au moment des offices, malgré une très forte pratique,
indique Bertrand Delpal. Trop souvent, la messe se limitait à un
dialogue entre les prêtres et leurs chantres, l'assistance étant
reléguée à un rôle très passif."
Ainsi, une des recommandations du synode porte sur l'adoption des textes véhiculés par Vatican II, car les principaux changements édictés lors de ce concile sont restés jusqu'à présent lettres mortes au Liban. Ce renouvellement liturgique permettrait de mieux intégrer les fidèles aux célébrations, tout en insérant d'avantage la vie religieuse dans la vie contemporaine, ce qui pourrait contribuer à un resserrement des liens entre Libanais, à en croire Bertrand Delpal. Le synode a insisté également sur la nécessaire intégration des Chrétiens à l'État, car depuis la fin du conflit, ces derniers avaient tendance à boycotter les élections et à se tenir en retrait de la vie politique. Selon les membres de la conférence, l'unité de l'Église catholique ne peut que favoriser l'unité nationale du Liban.
Il semble donc indispensable, aux yeux de Bertrand Delpal, que les citoyens de ce pays, qualifié pendant longtemps de "Suisse du Moyen-Orient" pour sa richesse, apprennent à nouveau à coexister pacifiquement, ne serait-ce que pour mettre fin à l'hémorragie démographique. Entre 1984 et 1990, une époque marquée par le son des mortiers et le tir des armes, 1,5 million d'habitants, soit plus du tiers de la population, ont pris le chemin de l'étranger, des exilés chrétiens à près de 98 %. Si jamais le Liban parvient à panser ses blessures, les leçons de cette réconciliation pourront servir d'exemple aux pays voisins, comme Israël, où la coexistence entre communautés religieuses différentes devient chaque jour plus explosive.