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14 mai 1998 ![]() |
L'horreur médiatisée occulterait les ressources morales et le vrai visage du pays réel.
Comment évoquer la situation actuelle en Algérie sans verser dans la surenchère verbale, où l'horreur teintée d'hémoglobine atteint son paroxysme à chaque description de nouveaux massacres? Le colloque intitulé "Algérie, bilan d'une évolution chaotique", organisé notamment par les professeurs de l'Université Laval Lise Garon et Jacques Zylberberg, en collaboration avec la Ligue des droits et libertés de Québec, a tenté de répondre à cette question complexe. Différents conférenciers ont avancé quelques hypothèses sociologiques, politiques, économiques pour expliquer l'inexplicable, tandis que des films, une pièce de théâtre ou des expositions complétaient la réflexion des participants. Mais surtout, le colloque a eu le mérite de redonner un visage à ce peuple algérien, souvent métamorphosé en martyr anonyme au hasard des bulletins de nouvelles.
Le truc du Monde
Lorsque les médias n'osent plus envoyer des correspondants permanents
pour couvrir l'actualité d'un pays, par crainte que leurs journalistes
n'y laissent leur vie, se pose la délicate question du traitement
de l'information. Le quotidien Le Monde a trouvé un moyen original
pour essayer de pallier partiellement à ce manque de nouvelles sur
les activités quotidiennes en Algérie, en suggérant
à des Français ou à des Algériens résidant
en France de lui confier des missives, écrites en Algérie
entre novembre 1993 et décembre 1997. Véronique Bonnet, chercheuse
au Département des littératures de l'Université Laval,
a analysé quelques-unes des lettres publiées dans un recueil
par le journal français. Il s'agit d'une correspondance suivie ou
non, entre des résidents en Algérie, intellectuels, ouvriers,
professeurs de français, et des amis ou des membres de la famille
habitant en France.
Même si ces échanges épistolaires n'ont aucune valeur d'échantillon représentatif des états d'âme de la totalité des Algériens, ils ont le mérite d'humaniser une situation et un pays qui vivent surtout, pour l'instant, à travers des statistiques morbides. "Les lettres montrent une Algérie digne où les enseignants continuent d'enseigner en essayant de faire découvrir aux élèves, au sein du cours de français, un autre monde si proche, remarque Véronique Bonnet. Les questions politiques sont présentes, la mort aussi, mais il y a peu de détails sur l'ignominie, peut-être par pudeur."
La violence décortiquée
Si les lettres tracent un portrait plus nuancé de l'Algérie
que le visage barbare que renvoient les dépêches d'agences
de presse au lendemain de nouveaux massacres, la réflexion d'historiens
et de politicologues sur cette crise permet également de mieux comprendre
la spirale de la violence. Lise Garon, professeur au Département
d'information et de communication de l'Université Laval, attribue
ainsi une partie des racines du mal qui ronge l'ancienne colonie française
aux alliances dangereuses entretenues entre la société civile
algérienne et l'État. Elle fait remarquer entre autres qu'à
deux reprises, le Front de Libération Nationale (FLN), au pouvoir
depuis 1962, a réussi à dissoudre des groupes et des associations
autonomes, d'abord au nom de la lutte contre le colonisateur, puis en brandissant
la menace d'une dictature islamiste.
"Lors des élections de 1991, la gauche laïque craignait la montée du Front Islamique du Salut et elle a donc fait appel au pouvoir militaire pour remettre de l'ordre, précise Lise Garon. On a tendance à oublier aujourd'hui que ce coup d'État a été d'une violence extraordinaire, avec de nombreuses exécutions sommaires, la torture, les camps d'internement dans le Sahara. La violence civile n'est venue qu'après." Même si, selon elle, les forces démocratiques ont énormément souffert de la reprise en main de l'Algérie par le FLN, Lise Garon reste relativement optimiste sur la capacité de résistance de cette société civile qui compte quelques acteurs héroïques.
Elle observe, par contre, que cette dissidence a bien du mal à bénéficier d'un soutien auprès de la communauté internationale, qui a tendance à prendre le parti du gouvernement en place. Soulignons d'ailleurs que les autorités canadiennes ont refusé un visa de visite à Ghazi Hidouci, ancien ministre algérien de l'économie sous le gouvernement réformateur, empêchant du même coup ce conférencier invité au Congrès de l'Acfas de de venir partager ses idées sur la situation actuelle. Pourtant, comme le soulignait un autre participant, Ali Haouchine, étudiant au doctorat en science politique à l'Université de Montréal, une partie de la solution au problème algérien passe par la reconnaissance d'une société plurielle, à l'opposé de cette nation algérienne uniforme que le parti unique essaie d'imposer depuis plus de 30 ans. "Ce sont les politiciens qui tuent en Algérie, affirme Ali Haouchine. Ce n'est pas une guerre civile, mais une guerre contre les civils."