23 avril 1998 |
Tous les hommes meurent, mais ils aspirent de toute éternité à l'immortalité. Rencontre avec trois mortels inspirés.
"À la différence de la pierre qui tombe et qui ne sait pas qu'elle va tomber, l'espèce humaine, elle, sait que demain sera. En tant qu'être humain, la vraie question à se poser est: est-ce que j'attends passivement demain ou est-ce que je le prépare?" Quand Albert Jacquard parle avec ferveur du formidable défi qui attend l'homme et la femme, à l'aube de l'an 2000 - celui de construire et d'inventer sa propre vie à chaque jour - le commun des mortels frissonne, touché en plein coeur par le discours de ce savant humaniste qui dit les choses si simplement.
Se définissant comme "une poussière d'étoile qui croit que l'avenir est à préparer", le célèbre biologiste, généticien et philosophe français s'est ainsi exprimé durant une trentaine de minutes sur le thème "Vers la quête de l'éternité: une démarche contre nature?", à l'invitation de l'Association des étudiantes et des étudiants de Laval inscrits aux études supérieures (AELIÉS), le 17 avril, à l'agora du pavillon Alphonse-Desjardins. Participaient également à cette rencontre Mgr Bertrand Blanchet, archevêque du diocèse de Rimouski et Colette Gendron, professeure à la Faculté des sciences infirmières de l'Université Laval.
La beauté du monde
Pour Albert Jacquard, le fait que notre monde résulte du fameux "Big
Bang " ou de la volonté arrêtée d'une Toute-Puissance
importe finalement peu. "Une fois que l'événement a eu
lieu, il n'y a plus de probabilités qu'il arrive, et à cet
effet, la question des origines de la vie m'apparaît plus ou moins
pertinente. Ce qui compte, c'est que la vie soit, tout simplement. Moi,
je dis oui à la vie, à condition d'en être le co-créateur."
Et l'une des meilleures façons de créer - et par là
d'échapper au temps - consiste à tisser des liens avec les
autres, selon ce grand admirateur de François d'Assise. "La
joie du torrent, c'est de rencontrer des rochers, pas d'aboutir au lac.
Quant à savoir s'il est nécessaire d'avoir la foi pour vivre,
je ne sais pas. Pour ma part, j'essaie d'être chrétien, c'est-à-dire
que j'adhère au message d'amour que le Christ propose, parce que
ce message me convient. Pour moi, il est plus important d'adhérer
que de croire."
De son côté, l'archevêque du diocèse de Rimouski, Mgr Bertrand Blanchette, a soutenu que "l'expérience de l'amour humain constitue la source des plus grandes gratifications qu'on puisse connaître en ce bas monde": "Personnellement, c'est la beauté des êtres et des choses qui m'incite à croire qu'ils ne sont pas le fruit du hasard, qu'il s'agisse du vol de l'hirondelle ou d'une cantate de Bach. Tout cela ouvre vers une transcendance qui nous dépasse et suggère que la vie demeure infinie dans sa beauté, j'entends par là le vrai et le bien." Contrairement à la chenille qui tisse son cocon pour l'hiver sans savoir qu'elle se métarmophosera un jour en papillon pour voler de ses propres ailes, l'homme sait, lui, que quelque chose d'inattendu l'attend. L'éternité du voyage peut-être?
Tout le monde veut aller au ciel
Professeure à la Faculté des sciences infirmières et
venant tout récemment de publier un ouvrage sur le sujet (La mort,
condition de la vie, Presses de l'Université du Québec),
Colette Gendron a entretenu l'auditoire du déni de la mort qui caractérise
la société actuelle. Si l'aspiration à l'immortalité
est universelle et de toutes les époques, on ne saurait se contenter,
de nos jours, de promesses pour une hypothétique vie immatérielle
future, a-t-elle rappelé: "Dans l'Occident moderne, l'aspiration
à l'immortalité a pour objet le corps. C'est la vie biologique
individuelle et celle de l'espèce humaine qu'on voudrait éternelle,
ici et maintenant. En fait, nous vivons comme si nous ne devions jamais
mourir."
Course au pouvoir et à l'enrichissement personnel, consommation compulsive, évasion dans le monde virtuel et béquilles technologiques: tout se passe en effet comme si la mort n'existait pas. Si cette façon de vivre peut parfois donner un sentiment de toute-puissance, voire d'immortalité, cela ne change rien au fait que tous les hommes sont mortels, insiste Colette Gendron. Dans un monde valorisant à outrance la beauté, la jeunesse et la performance, le viellissement est presque considéré comme une anomalie ou un accident de parcours qu'il serait possible d'éviter.
"Dans une civilisation judéo-chrétienne dont les textes sacrés présentent la mort comme une punition (Adam et Eve n'étaient-ils pas immortels avant de désobéir?), on n'a pas beaucoup d'efforts à faire pour susciter un sentiment de culpabilité. On ne meurt pas parce que c'est la loi de l'espèce, on meurt parce qu'on ne fait pas attention à ce qu'on mange, on attrape des maladies par négligence, on ne sait pas gérer son stress n exprimer ses émotions, etc. Bref, c'est de notre faute si nous mourons. Mais ce discours peut être utile pour nous convaincre que nous sommes les seuls responsables de tous nos maux et que nous ne méritons pas des services de santé convenables... "