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2 avril 1998 ![]() |
Entrevue
En 1994, Fernand Dumont (1927-1997) accordait une entrevue à Dominique Thibault, de la revue Aspects sociologiques, sur un sujet qui lui tenait à coeur: les croyances. Nous profitons de la période pascale pour présenter l'essentiel de cette rencontre avec un sociologue de réputation internationale qui fut également philosophe, poète, essayiste et théologien.
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"Tout se passe comme si la rationalité, à mesure qu'elle s'étend, bien loin de monopoliser progressivement toute la place, exaspérait son contraire, le sacré."
"Dans la foi, comme ailleurs, s'abandonner comporte un risque. Sans ce risque, où serait donc la noblesse de la condition humaine, sa capacité de se dépasser pour se comprendre?"
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DOMINIQUE THIBAULT La croyance est un phénomène propre à la condition humaine. Comment caractériseriez-vous cette réalité anthropologique, pourquoi l'homme croit-il?
FERNAND DUMONT Lorsqu'on parle de religions ou de croyances, si on veut remonter en deçà de la très grande variété de leurs formes dans les sociétés à travers l'histoire, il est fondamental de se demander d'abord: que faut-il entendre par croire? Prenons donc la question d'un peu plus loin. La régulation de la vie animale s'effectue essentiellement par les instincts, tandis que l'humanité a conquis une distance envers les instincts, elle connaît le langage, la culture, la croyance. Si on se place au niveau le plus élémentaire, la croyance est la faculté qu'ont les hommes de dépasser le stade de l'instinct, de créer une culture, de se situer dans une histoire et, par conséquent, de s'interroger sur leur destin. La croyance commence, en effet, par des interrogations. Quel est le sens de ce monde-ci? Pourquoi a-t-il commencé? Pourquoi va-t-il finir? Pourquoi y a-t-il du mal dans le monde? Pourquoi la mort? Les animaux ne savent pas qu'ils vont mourir; les hommes le savent, avec toutes les questions que cela entraîne. La croyance, ce n'est pas d'abord un ensemble d'affirmations, mais une ouverture sur de grandes interrogations qui sont au fondement même de notre condition. En ce sens-là, croire fait partie de l'essence de la condition humaine.
Croire à quoi? On franchit alors une étape. Les individus ont besoin de se voir à distance d'eux-mêmes. Les sociétés se dédoublent, pour ainsi dire; elles se donnent des idéaux qui ne sont pas simplement le reflet d'une hypothétique réalité. En d'autres termes, il n'y a pas de conscience humaine sans rapport à une transcendance. Mais, la transcendance, est-ce un être concret? On peut se poser un certain nombre de grandes questions existentielles; de là à s'accorder sur la réponse, c'est une autre affaire. On peut très bien admettre que l'homme est fait pour se dépasser, qu'il n'est pas figé dans sa condition comme les animaux, mais se dépasser vers quoi? Est-ce que quelque chose ou quelqu'un vient à notre rencontre? Alors, on avance encore d'un cran on se pose la question religieuse. On peut en arriver à nommer de quelque façon ce à quoi on croit, à identifier Dieu, le Christ, Bouddha ou quelqu'un d'autre et, par là, à se situer dans une tradition de la croyance. On participe ainsi à une communauté de croyants. Tradition implique communauté; c'est le fondement des religions proprement dites.
Ainsi, pour comprendre le phénomène religieux, il faut atteindre la croyance comme un phénomène originaire. Tout le monde croit puisque personne n'est capable de fermer d'une manière étanche le cercle de ses certitudes. Qui peut prétendre n'adhérer qu'aux énoncés absolument prouvés, sinon en amputant la plus grande part de son existence? Il y a bien des choses qu'on ne peut pas prouver sans conteste. Comment être parfaitement certain de l'amour d'autrui? Même la science n'est pas un bloc de certitudes: n'importe quel travailleur scientifique sait qu'il y a une vaste plage d'hypothèses dans le savoir. Le fait qu'il soit impossible de tracer une ligne précise entre ce qui relève de la certitude incontestée et ce qui est adhésion et foi montre assez que croire est inhérent à la condition humaine.
D. T. L'homme a besoin de croire, mais il a besoin de croire en communion avec d'autres. Ne serait-ce pas un problème aujourd'hui où l'individu adopte ses propres choix, dans le domaine de la religion comme dans d'autres domaines?
F. D. En fait, des tendances historiques diverses sont en cause et qu'il n'est pas aisé de démêler de prime abord. Une donnée paraît acquise: la pratique religieuse, c'est-à-dire la participation aux rites officiels des Églises, est en baisse et de façon significative. À partir de cette observation incontestable, on a souvent invoqué la sécularisation. Cette notion de sécularisation est très vague et on peut y mettre un peu n'importe quoi. Je me bornerai plutôt à mettre, en regard du déclin des pratiques, deux autres données également observables.
Alors que les gens délaissent les pratiques, ils continuent de se déclarer catholiques, chrétiens ou croyants, et en grande majorité. Comment rendre compte de ce qui paraît être une contradiction? D'abord, il semble que les modes d'adhésion au christianisme se diversifient, que les pratiques officielles n'en sont plus qu'une variété parmi d'autres. Des études nombreuses seraient à poursuivre là-dessus. De plus, même si l'adhésion formelle fait question, la religion comme élément d'identité culturelle subsiste; là encore, nous aurions besoin d'être éclairés de plus près par des enquêtes.
Cela étant souligné, reste à relever un autre fait indubitable: alors que l'on s'éloigne des rites des Églises, nous sommes frappés par la montée des sectes, la vague des pratiques les plus diverses de l'ésotérisme. Au point où on a parlé d'un "retour du religieux". Cette expression me semble, elle aussi, abusive. Il est impossible de réunir sous cette étiquette des croyances et des pratiques aussi hétéroclites. J'y vois plutôt une résurgence du sacré, de l'irrationnel et du symbolique, parfois de la magie. Et c'est ici que je rejoins ce qu'on a dit de la sécularisation, l'extension de l'organisation rationnelle de la vie sociale. Tout se passe comme si la rationalité, à mesure qu'elle s'étend, bien loin de monopoliser progressivement toute la place, exaspérait son contraire, le sacré. Cette dialectique des contraires se rencontre souvent dans les phénomènes sociaux: par exemple, l'organisation poussée de la vie sociale, avec ses technocraties et ses bureaucraties, coexiste avec un approfondissement de la subjectivité des individus; il se peut que l'invasion d'un sacré libéré, en réaction contre la contrainte des organisations, explique largement une désaffection envers des croyances religieuses très structurées comme celles que proposent les Églises. En effet, bien des thèmes véhiculés par les sectes ou les pratiques ésotériques sont assez flous pour permettre des adhésions mitigées, des syncrétismes que chacun peut accommoder à sa guise. Le sacré est, par définition, très riche en symboliques et manipulable de bien des manières.
D. T. Quelle distinction faites-vous entre le religieux et le sacré?
F. D. Le sacré nous renvoie à l'appréhension symbolique et affective du monde, au sens que l'univers a d'emblée pour nous. Le sacré, c'est ce qui éveille des émotions, ce qui attire et émerveille, inquiète ou repousse. Cette dualité est caractéristique; Caillois dit quelque part que le sacré suscite des impulsions contraires comme le feu pour l'enfant: crainte de s'y brûler, désir de l'allumer. Ce qui s'oppose au sacré, ce n'est pas le religieux, mais le profane: une attitude de rationalité, de calcul envers le monde, que la technique traduit au mieux. Nous sommes là devant deux visions du monde, deux manières d'envisager l'univers qui caractérisent foncièrement la condition humaine.
La religion ne s'identifie pas avec le sacré. Elle y fait appel puisque, pour dépasser la sphère empirique de l'existence, pour s'interroger sur le destin et la trancendance, il faut bien s'en remettre aux ressources des symboles. Par ailleurs, une religion comme le christianisme comporte aussi une morale, c'est-à-dire des prescriptions quant aux comportements, à leur évaluation selon des critères précis et exigeants; la morale se situe du côté du profane. C'est la tension entre le sacré et le profane qui marque les religions, particulièrement celles qui sont issues du judaïsme. D'une part, si le sacré est présent, il est toujours tenu sous contrôle: le procès des idoles, du sacré envahissant, est constant dans la Bible par exemple. Le judaïsme nous offre un autre exemple. C'est dans cette religion que s'est opérée, de la manière la plus nette, la remise en question d'un sacré partout présent. La contestation des dieux par l'affirmation d'un Dieu unique, la méfiance envers les représentations de la divinité, la dénonciation virulente des cultes agraires: tout cela revient constamment dans l'histoire d'Israël. Mais, plus encore, une religion du salut comme celle-là insiste sur l'éthique, la purification des intentions, les obligations envers autrui à l'encontre d'une trop grande importance accordée au formalisme du culte. Le christianisme naissant a accentué encore ces exigences, au point où on considérait souvent les premiers chrétiens comme des athées. Par contre, la référence au profane est aussi tenue sous surveillance; les tendances pour ramener la foi dans les limites de la rationalité sont dénoncées.
Il y a bien des causes à l'éloignement actuel envers les pratiques officielles, mais l'envahissement du sacré, avec ses incidences sur la désintégration des croyances plutôt que sur leur disparition, est certainement un facteur très important.
D. T. On pourrait donc dire que l'on vit actuellement une recherche du sacré à travers divers mouvements, la multiplication des nouvelles sectes, l'écologisme, le Nouvel Age?
F. D. Comme je le disais, plus le monde est organisé rationnellement, plus le profane acquiert consistance et autonomie, plus il appelle son contraire, la libération et la prolifération des symboles et des mythes.
D. T. Comme le romantisme au XIXe siècle?
F. D. Oui. C'est quand même un phénomène frappant que la révolution romantique se soit produite en même temps que la Révolution industrielle. Il y a là deux courants contraires, et qui pourtant, se sont développés en parallèle. On peut penser que nous vivons toujours sur cette double lancée: d'un côté l'exaltation de l'économie, de la technique, de la gestion qui se manifeste un peu partout, en particulier chez les politiciens; de l'autre côté, le retour retentissant du sacré. Dans une librairie que je connais, le rayon bien pourvu des ouvrages d'économie et de gestion voisine le rayon également abondant des publications relevant de l'ésotérisme.
D. T. Ce paradoxe ne révèle-t-il pas l'absence d'une attitude critique à l'égard de la croyance?
F. D. D'une certaine façon. On a l'impression que nos contemporains n'abandonnent pas les croyances mais que leurs croyances sont plutôt disparates. Cette impression devrait être remise au cause. D'abord, il n'est pas certain qu'au temps des pratiques plus unanimes, les conventions officielles ne cachaient pas une diversité des croyances ou des alliages entre éléments du credo professé et des éléments venus d'ailleurs. Et puis, on parle aujourd'hui de "religion à la carte" et de "bricolages"; je ne suis pas sûr que ces expressions, véhiculées souvent par des sociologues, soient tout à fait pertinentes. Ils nous persuadent facilement que les gens se bornent à emprunter des morceaux un peu partout, au tarot, au New Age, aux horoscopes...
D. T. Mais ce n'est pas un peu vrai?
F. D. C'est un peu vrai, mais la composition de ces éléments dépend fatalement d'une certaine logique. C'est cette logique-là que nous n'avons pas encore découverte. Les gens ont besoin de cohérence, en cette matière comme en d'autres. Nous renonçons un peu trop vite à la chercher. Par exemple, on se moque volontiers à propos des résultats d'enquêtes où les personnes interrogées disent qu'elles croient à la résurrection tout en affirmant plus avant qu'elles croient à la réincarnation. Comment réconcilier les deux? Il doit y avoir une parenté possible; les gens ne sont pas idiots, ils ne mettent pas ensemble des choses qui s'excluent nécessairement. Ils ne sont pas plus bêtes que les sociologues. Je formule une hypothèse, simplement pour illustrer ce que je veux dire quand je prétends qu'il faut dépasser les explications par le bricolage et le syncrétisme. Autrefois, on se représentait la vie après la mort d'une manière très concrète et le ciel n'était pas radicalement éloigné de l'ici-bas; pour nos grands-parents, l'évocation du Royaume des cieux éveillait des images quelque peu familières. Maintenant, même les croyants, même les prédicateurs ne se représentent plus les choses ainsi; on se dit couramment que la vie éternelle suppose un tout autre monde que celui-ci, et on renonce à s'en donner une figure un peu précise. Il est possible que la réincarnation et les imageries qu'elle suscite soient une sorte de substitut aux représentations concrètes de jadis; les accoler à la résurrection ne serait pas aussi absurde qu'il le paraît de prime abord. De tout façon, la fonction du sociologue est de chercher une logique sous ce qui semble en être dépourvu.
D. T. Vous avez affirmé dans une entrevue que la foi n'est pas la négation de la raison mais plutôt la raison qui s'ouvre plus loin, qui veut aller jusqu'au bout d'elle-même. En quoi voyez-vous une continuité entre foi et raison?
F. D. Je le rappelais au départ: la condition humaine n'est pas réduite à la régulation des instincts; elle n'est pas davantage enclose dans quelques certitudes définitives. La raison est une quête, une recherche. Il est utile de se souvenir de la distinction proposée par Kant entre raison et entendement. Celle-ci est la faculté d'enchaîner des phénomènes, d'y discerner des causes. Pour reprendre la belle formule de Kant, nous passons notre temps à épeler des phénomènes, à les rattacher les uns aux autres, à en tirer autant que possible des régularités et même des lois. C'est bien là une des fonctions, des applications de la raison, mais celle-ci ne se limite pas. La science cherche à déceler l'ordre des phénomènes et en ce sens elle est un exercice de l'entendement; mais concevoir qu'il y ait telle démarche que la science, formuler un idéal du savoir qui ne dépende pas des anciennes conceptions de la nature, rompre périodiquement avec les paradigmes acquis au cours de l'histoire de la science comme cela se produit dans ce qu'on appelle des révolutions scientifiques, tout cela a supposé et suppose toujours un recul par rapport aux habitudes de l'entendement, une ouverture que la Raison se donne sur l'inconnu et l'incertain. On en dira autant de l'art. Cette ouverture, c'est celle qui rend la foi possible. La foi, c'est encore la raison, mais la raison qui n'accepte pas de se fermer sur elle-même, qui se fait accueillante.
D. T. Mais beaucoup vont dire qu'on ne peut concilier foi et raison, que par son subjectivisme, la foi nous éloigne de la raison. Est-ce qu'on peut parler vraiment d'une foi raisonnable?
F.D. Quand on oppose la subjectivité de la foi à l'objectivité de la raison, on donne à l'une et à l'autre un statut très étroit. Si la foi est accueil, elle n'admet pas n'importe quoi. Elle est critique, elle n'est pas négation de l'intelligence pour s'exercer à part. Le croyant n'est pas un crédule. La présence de la théologie le montre bien: selon le précepte connu, ne la définit-on pas comme la foi en quête d'intelligence? Pour sa part, la raison ne se réduit pas à l'objectivation des phénomènes comme si le sujet de la connaissance n'était qu'une machine à appliquer mécaniquement des méthodes intangibles. La foi se fait réflexive comme la raison se fait aventure. Certes, quand on ramène la science à des énoncés, les vérifications de l'entendement suffisent, alors que la foi met en cause notre existence. Adhérer au théorème de Pythagore ne mobilise pas les valeurs fondamentales de nos vies; se consacrer à la recherche de la vérité est déjà d'un autre ordre, fait appel à des valeurs qui ne s'inscrivent pas dans les manuels de méthodologie. La foi n'est pas d'abord adhésion à des propositions abstraites où à un ensemble d'opinions; on voue avant tout sa foi à un autre, au Christ pour un chrétien. Aimer quelqu'un, s'engager politiquement, choisir un destin, cela aussi engage l'existence et pas seulement l'entendement. Dans tous ces cas, comme pour la foi, s'abandonner comporte un risque. On ne nie pas la logique des preuves; on s'aventure au-delà, et loin de s'effacer la raison en devient plus exigeante. Sans ce risque, où serait donc la noblesse de la condition humaine, sa capacité de se dépasser pour se comprendre?