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2 avril 1998 ![]() |
Concours "L'image des mots 1998"
Catégorie "Nouvelle"
par Jean-Sébastien Dupuis
"Je sais bien ce que je suis, mais non pas ce que je cherche" - Montaigne
Tu es assis sur le ventre d'un banc à trois places. Autour de toi, c'est le Carré d'Youville. Tu n'arrives pas à le cerner. Les taxis patientent, comme toi, crachotant des nuages de fumée blanche. La petite aiguille tourne. Tu ne vois plus la grande filer. Ton crâne est plein, lourd et fait la moitié de tes cent vingt-cinq livres. Ton cortex enveloppé d'os se pose sur les paumes de tes mains. Tes coudes prennent appui sur tes genoux qui se rencontrent, tordus. Tu ne comprends pas pourquoi il faudrait bouger tes muscles et risquer de les déchirer.
Tu soulèves ton corps de sa torpeur. Ta volonté cible un point gris au loin. Tu te diriges vers lui : une ombre qui coule sur la longueur du trottoir. A quelques pieds de distance du par-comètre, tu te fixes un autre objectif. Tu fais semblant de savoir où tu vas. Tu procèdes toujours ainsi. Ton regard semble dur, déterminé, tes rétines figées dans le vide du devant. Tes pas s'enchaînent. Tu prends soin d'éviter les zones ensoleillées qui brûleraient ta peau. Tu es dans un pays à la frontière infranchis-sable.
Des obstacles de chair encombrent ton itinéraire effrité. Tu marches vite, tu fais des grands pas. Tu voudrais pousser ces flâneurs sur le sol et les pul-vériser de tes bottes blindées. Au dernier instant, confronté à leur dos, tu te ravises. Les piétiner ralen-tirait ta cadence, tout comme ces limaces que tu évites les soirs de brume pour ne pas engluer tes semelles.
Ta tête est une boule de quille noire, les trous penchés vers le sol. Une masse de toi s'approche à midi. Tu lèves les yeux sans faire rouler ton crâne de roche. Tu rencontres les siens une frac-tion de temps. Tu vou-drais le congeler. Tu rabaisses tes yeux. Des taches de couleur passent à ta gauche, puis à ta droite, insig-nifiantes.
Tu arrives au bout de la grande rue. C'est la troisième fois aujourd'hui. Quelqu'un te frôle de trop près et part avec une fraction de ta chevelure. Tes dents se crispent et les muscles de ta mâchoire jaillis-sent. Une bouffée d'air blanc s'enfuit de tes narines. Tu prends conscience du froid ambiant. Tu deviens une statue de glace pendant quelques instants, coin Saint-Jean et Couil-lard. Les passants aux visages mous t'obser-vent comme une oeuvre d'art et font des jugements es-thétiques.
L'intersection te mystifie. Tu te sens piégé. La question se métamorphose en débat philosophique sur l'être et le non-être. Le temps passe et tu te sens stupide.
Un malaise vicieux transperce tes entrailles. Tu sens le grouillement des centipèdes luisant dans ton corps. Ils s'entrelacent dans ta noirceur, te brûler le coeur. Leur donner à boire.
Il n'est pas encore six heures. Tu fais un calcul rapide et tu te diriges vers ta troisième demeure ; pas celle que tu habites depuis ta naissance, ni celle où tu dors. Tu sais qu'il y a des spéciaux à cette heures et que là, tu pourras abreuver tes centipèdes rapidement et suffisamment. Ton regard se fait monochrome.
Les centipèdes s'impatientent, émettent des cris stridents, se débattent. Tes pas changent de cadence. Tu portes la bouteille d'insecticide à ta bouche. Tu ne t'es pas vu franchir la porte. Ta main a empoigné ton portefeuille, tes doigts ont tendu le premier billet venu. Aucun mot à dire. Tu rejettes la tête vers l'ar-rière, portes le fond de la bouteille vers le plafond puis le redescends gentiment. Tes yeux se ferment lors-que le liquide plonge dans le creux de ta gorge. Ta pomme d'Adam tressaille, tes muscles devien-nent flasques. Tes paupières s'entrouvrent ; on ne voit que du blanc. Tes pupilles terminent de scruter l'intérieur de ton être, retournent au poste qui leur était assigné. Tu sens les affres momentanées de tes frénétiques cen-tipèdes. Ils cessent d'égratigner ton intestin.
Tu peux maintenant t'asseoir. Tu choisis un tabou-ret près du comptoir et tu poses tes pieds épuisés sur le barre métallique. Ton dos se courbe. Tu balaies l'hori-zon poussiéreux. Ta main se pose sur une bouteille lourde. Tu ne t'es pas vu assécher la première, glisser un billet sur le comptoir. Tu observes l'étiquette de l'objet qui est soudé à ta main. La même étiquette depuis sept ans, à quelques détails près, que tu n'as pas encore élucidée. Tu engloutis une autre lampée.
Quelqu'un dont tu reconnais le visage viole ta carapace. Tu essaies de te faire in-visible, mais elle te remarque. Tu te rappelle alors ton allure peu dissimulable. Tu aimerais être une ombre, une ombre sous une pierre, qui discute avec les larmes des insectes. Exister mais disparaître. Perdre tout contact. Elle s'approche de toi et tu utilises instinctivement l'arti-fice de la joie du miroir. Un sourire... Un plissement de lèvres vers le haut. Une salutation... Une main levée comme une planche de bois difforme. Peut être une parole délicate ou une série de sons pratiqués... L'om-bre évite de se faire un trou noir gargan-tuesque. Elle te connaît ; pense te connaître. Toi, non, Tu n'es plus sûr. Tu bois davantage pour ne pas avoir à parler, risquer ainsi de lui montrer qu'elle n'a pas aucun inté-rêt pour toi.
Elle part quelques instants aux toilettes. Tu voudrais t'esquiver, mais ta quatrième bière semble attendre la texture de tes lèvres. Alors, tu restes. Tu espères qu'elle ne reviendra pas, qu'elle rencontrera quelqu'un de plus captivant. Mais, tu es un spécimen et on s'intéresse à toi. Les centipèdes s'activent, parcourent tes veines, font le tour de tes yeux et s'infil-trent au bout de tes doigts. Tu serres les poings. Tu scrutes le miroitement des bouteilles d'alcool disposées le long du mur, leur agencement, leur forme et leurs teintes. Tu t'imagines seul dans le bar pour un instant, les pieds de l'autre côté du comptoir, les centipèdes complètement anéanties avec toi. Utopie.
Une main légère t'expulse de ta rêverie. Tu te retournes pour contempler la beauté de cette femme que tu connais. Tu aimerais que ce visage-ci soit plus près du tien. Qu'il effleure ta peau... Les centipèdes ont cessé de bouger pour un instant et tu te demandes si une émotion a su traverser le marbre de ton visage ombrageux.
Tu n'as eu encore le temps d'ouvrir ta bouche emplie d'alcool qu'elle te donnes un léger baiser sur la joue, puis disparaît. L'engourdissement dont tu viens d'être la victime t'empêche d'apprécier cette tendresse éphémère à sa juste valeur. Un baiser, ça n'ira jamais plus loin. Tu es comme ces personnages de cirque aimés de tous, rien de plus. En la regardant franchir la porte, tu t'aper-çois que de nombreuses personnes bondent maintenant la place. Il y a eu changement de barman. Il n'y a plus de spéciaux. Tu n'as plus tes trente dollars. Tes deux tranches de pain matinales sont bien loin du gouffre de ton estomac.
Tu te lèves de ton tabouret comme un gros coléop-tère. Tu marches toujours droit. Tu descends les mar-ches pour aller aux toilettes et tu vois ton reflet dans le miroir du mur. Tes yeux sont creux et ton paletot ressemble à deux grandes ailes de scarabée. Tu te diriges vers l'urinoir le plus proche pour évacuer la dizaine de bières que les centipèdes ont fini de filtrer. Tu ap-puies ton front sur le mur. Tu te concentres et tu profites de la minute qui passe pour déterminer tes prochaines actions. Ta tête est pesante, autrement.
Tu sors des toilettes et tu vois l'heure bleutée sur les postes téléphoniques de Bell. 01:53. Une idée passe dans ton esprit confus : l'autobus cesse de circuler à une heure du matin. C'est mardi. Tes bras s'allongent dans tes poches. Tes paupières veulent se clore.
La fumée t'étouffe tu veux fuir ce lieu d'évasion. Tu remontes l'escalier en t'aidant de la béquille murale. Tu sors sans jeter un dernier coup d'oeil à la faune alcoolique.
Tu descends la rue d'Auteuil et tu te diriges vers un vieux banc. Les gens se couvrent de leurs bras. Toi, tu n'as pas froid. Tu as toujours été froid. Ton haleine amère se fige dans l'air de la ville. Tu t'assis sur le banc qui attendait ta présence. S'y allonger, dormir. Les gratte-ciel sont plus haut que jamais. Tu observes les quelques passants dans la rue. Tu les hais d'être joyeux. Des têtes enflées sans centipède. Les tiens dorment main-tenant, un oeil entrouvert, immortels.
Tu vas attendre le premier bus du matin pour rentrer chez toi. Trois heures et demi à tuer le temps. Si au moins tu pouvais vraiment le tuer... Tu penses à ton lit qui est seul comme toi. Tu te prépares à un sommeil éthylique, noir, sans rêve. Tu n'as plus aucun rêve. Mais, toujours, tu penses. Tu penses au temps qui passe et que tu gaspilles, à la mort délivrance, à ton père le néant. Tu ressasses l'intrigue shakespearienne de tous côtés sans pouvoir dire oui à l'une des possibilités. Tu persistes dans l'état présent, ce qui te demande le moins d'effort.
Tu lèves tes yeux embrouillés. Les premiers rayons de soleil ne devraient pas tarder. Tu n'as jamais su à quel moment ils perçaient le firmament. Tu n'as jamais vu le soleil se lever. Tu es seul avec les goélands et leurs cris dirigés vers toi. Tout est gris et, toi, tu dégrises.
L'autobus va bientôt passer. Les aiguilles de l'horloge te le disent. Tu vas retourner chez toi avec tes dernières forces. Une fois arrivé, tu saisiras un long couteau affilé dans le tiroir de la cuisine. Tu croiseras le fer avec tes yeux dans le reflet de la lame. Et là, tu règleras tes comptes avec tes centipèdes.