19 février 1998 |
Idées
par Marc-André Delisle, chargé de cours au Département de sociologie (*)
Le vieillissement des populations et la mondialisation des échanges apparaissent inexorables. Pour faire face aux défis du prochain siècle, les générations de toute la planète devront inventer de nouvelles solidarités.
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* Extraits d'une conférence prononcée récemment dans le cadre des débats de la Chaire publique de l'Université Laval.
Il faut clarifier certains faits à propos du vieillissement des populations, car dans ce domaine comme ailleurs, il y a des mythes et des réalités. Au risque d'être "pédagogique", il importe de préciser d'abord la notion de population vieillissante, et de voir comment se situe le Québec par rapport au reste du monde en ce qui a trait à cette problématique. Après quoi, nous évoquerons les causes de ce phénomène pour traiter ensuite de ses conséquences prévisibles au regard de la mondialisation des échanges, et faire des conjectures quant à des façons d'éviter une possible crise.
Une population vieillit quand augmente le pourcentage de ses individus les plus âgés (habituellement les 60 ans ou les 65 ans et plus). La population qui voit diminuer le nombre de ses jeunes au profit de la cohorte des gens d'âge moyen vieillit aussi. La notion de population vieillissante est donc relative aux critères d'âge considérés.
On qualifie de jeunes les populations comptant moins de 6 % de personnes de 65 ans et plus, de modérément âgées, celles qui ont entre 6 % et 11 % d'individus de ce groupe d'âge, et comme vieilles, celles qui en comprennent plus de 12 %. Le graphique 1 montre que vers 1990, c'était en Europe et en Amérique du Nord qu'on retrouvait les populations les plus vieilles alors que les moins âgées vivaient en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. Incidemment, c'est dans ces trois derniers continents qu'il y a, en proportion, le plus d'enfants et d'adolescents. C'est aussi en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud que les pourcentages d'individus d'âge actif (15-64 ans) sont les plus faibles. Quant au Québec, il se trouvait, au début de la présente décennie, dans le groupe des populations modérément âgées avec un pourcentage de gens de 65 ans et plus (11%) inférieur à l'ensemble de l'Amérique du Nord (12.5 %, Mexique exclu), et de l'Europe (13.4 %).
Retour vers le futur
Qu'en sera-t-il vers l'an 2025? Les populations les plus vieilles et les
moins âgées seront les mêmes, sauf qu'il y aura un vieillissement
généralisé de la population mondiale. Ainsi, le pourcentage
de gens de 65 ans et plus augmentera significativement partout dans le monde
sauf en Afrique. De même, si la baisse tendancielle de la fécondité
(nombre d'enfants par femme en âge de procréer) se poursuit,
il devrait y avoir proportionnellement moins d'enfants et d'adolescents
dans toutes les populations.
En Europe et en Amérique du Nord, le pourcentage d'individus d'âge actif (15-64 ans) diminuera tandis qu'il augmentera en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. De plus, la population d'âge actif va vieillir, d'abord en Europe et en Amérique du Nord, puis sur les autres continents. Mais vers l'an 2025, la population d'âge actif devrait être plus jeune dans les pays présentement en voie de développement que dans les nations industrialisées actuelles. Autrement dit, le vieillissement de la population mondiale est inéluctable. Il surviendra plus tôt dans les pays actuellement industrialisés que dans les nations en développement.
De son côté, le Québec verra sa structure d'âge se modifier en profondeur entre 1990 et 2025. De pays relativement jeune qu'il est maintenant, il deviendra une des sociétés comptant la plus forte proportion de gens âgés. À l'inverse, si les taux de fécondité actuels se maintiennent, c'est dans la population québécoise qu'il devrait y avoir le plus faible pourcentage d'enfants et d'adolescents. Quant à la population d'âge actif du Québec, ce sera probablement l'une des plus âgées au monde.
La facteur fécondité/natalité
Comment expliquer ces phénomènes? Les populations vieillissent
à partir du moment où les gens font moins d'enfants (baisse
de la fécondité). À cela s'ajoute l'augmentation de
l'espérance de vie qui accorde aux plus âgés des années
de vie supplémentaires. Les migrations peuvent avoir une influence
lorsqu'elles sont massives et quand elles mobilisent les plus jeunes et/ou
les plus vieux. Autrement (comme c'est le cas au Québec), les migrations
ont peu d'effets sur la structure d'âge des populations.
Mais c'est surtout la baisse de la fécondité/natalité qui explique le vieillissement des populations. Cette baisse a commencé en France dès la fin du XVIIIe siècle pour toucher ensuite le reste de l'Europe septentrionale, puis l'Amérique du Nord, et elle a atteint plus récemment les pays en voie de développement. Le Québec a suivi les nations industrialisées dans ce domaine. Cependant, les Québécois ont davantage tardé à réduire leur fécondité que leurs homologues Européens et Nord-Américains, mais ils l'ont fait plus radicalement que ces derniers et surtout, ils n'ont pas encore commencé à la relever. De sorte que la fécondité des Québécoises (car ce sont les femmes qui sont considérées dans les statistiques de fécondité) est l'une des plus faibles au monde, mais pas la plus faible (taleau 2). Reste à savoir pourquoi...
Et la mondialisation des échanges?
Après ce bref rappel de la problématique du vieillissement
des populations, on peut s'attarder à celle de la mondialisation
des échanges, puis établir des liens entre les deux problématiques.
Nous évoquerons donc ici, à bâtons rompus, les questions
suivantes: le poids des charges sociales relatives au soutien des gens âgés;
l'impact économique de l'augmentation des personnes âgées
et de la diminution des jeunes; le vieillissement de la population d'âge
actif, et les rapports intergénérationnels dans une société
qui vieillit.
Depuis le début des années 1980, un grand nombre d'études ont été consacrées à la problématique du vieillissement démographique sans qu'il soit possible de tirer de conclusion nette de ces travaux. Car chez les experts comme chez le commun des mortels, il y a les optimistes, les pessimistes et ceux qui se croient réalistes... C'est pourquoi les avis sont partagés. Quoi qu'il en soit, voyons minimalement à quoi on peut s'attendre.
En ce qui a trait au poids des charges sociales relatives au soutien des gens âgés, il est clair qu'elles vont augmenter. Toutefois, cela dépendra de la force des différentes économies. Les plus productives devraient être capables d'assumer ces nouvelles charges, même si ces charges entament les revenus des travailleurs. Ce sont les pays en développement qui risquent d'avoir le plus de difficulté à soutenir matériellement leurs personnes âgées. Cependant, le problème du soutien des gens âgés ne se posera pas de façon aiguë dans ces pays avant le milieu du siècle prochain. Par conséquent, ils ont le temps de se développer, et de se préparer à faire face à la situation.
Est-ce que l'augmentation des personnes âgées peut freiner la croissance économique? Plusieurs économistes sont portés à répondre par l'affirmative à cette question car, par rapport aux adultes plus jeunes, les aînés consomment moins, épargnent davantage, et produisent peu de valeurs marchandes. D'aucuns voient là un facteur favorisant un accroissement du chômage. Cependant, il n'y a rien d'inéluctable à cela. D'une part, il est possible de canaliser l'épargne des aînés vers des investissements productifs. D'autre part, le vieillissement de la population accroîtra la demande de certains biens et services (santé, loisir, etc). Toutefois, au regard de la mondialisation des échanges, il est clair que les marchés qui seront les plus florissants au cours des prochaines décennies seront dans les pays présentement en voie de développement, dans la mesure où ces pays seront prospères. Il appartient donc aux entrepreneurs des pays industrialisés actuels de conquérir ces marchés, logique capitaliste oblige...
L'enfer: moins de consommateurs
C'est probablement la diminution du nombre de jeunes dans les sociétés
industrialisées qui risque d'avoir le plus d'impact sur la mondialisation
des échanges. Moins de jeunes, cela signifie tout d'abord moins
de consommateurs de biens durables parce que ce sont les jeunes adultes
qui s'équipent de tels biens, notamment quand ils forment un ménage.
Moins de jeunes, cela veut dire aussi un bassin de recrutement de main-d'oeuvre
plus restreint pour les entreprises et les services publics. Cependant,
cette situation aura quelque chose de positif: elle sera susceptible de
favoriser une résorption du chômage des jeunes. Mais encore
faudra-t-il que les jeunes aient les compétences nécessaires
pour occuper les nouveaux emplois, ce qui ne sera sans doute pas toujours
le cas.
En fait, au XXIe siècle, les économies occidentales pourraient voir s'accentuer le problème du chômage structurel pendant qu'elles seront aux prises avec des pénuries de main-d'oeuvre. Le chômage menacera les moins qualifiés et/ou ceux dont les compétences seront inadéquates au regard de l'économie. Il y aura possiblement pénurie de main-d'oeuvre dans les secteurs en plein essor, là où la concurrence internationale sera la plus vive, là où la demande de travailleurs spécialisés sera la plus forte partout dans le monde. Présentement, c'est ce qui se produit en informatique. Dans quelques années, il en sera sûrement ainsi dans d'autres secteurs.
Cela pourrait donner un résultat paradoxal. Faute de pouvoir engager en nombre suffisant des gens qualifiés, on devra accroître l'immigration de main-d'oeuvre spécialisée. Et puis, il est possible qu'on demande aux travailleurs compétents qui sont déjà en place de faire des heures supplémentaires et/ou de prolonger leur carrière. Pendant ce temps, beaucoup de gens continueront de se promener entre les programmes de formation et les emplois de courte durée sans parvenir à s'insérer de façon durable sur le marché du travail. Le cas échéant, ce serait la "précarité permanente" pour certains alors que d'autres seraient débordés de travail, pouvant difficilement prendre des vacances ou une véritable retraite. Ainsi se profile l'avenir à moyen terme...
Pour éviter une possible crise...
Quoi qu'il en soit, le vieillissement des populations ne sera probablement
pas un obstacle majeur au développement économique et social
des nations industrialisées au cours des deux prochaines décennies.
Au delà de cette échéance, c'est-à-dire vers
le milieu du XXIe siècle, le vieillissement des populations entraînera
une diminution significative de leur taille. Et il y a une limite à
vieillir et à décroître... Dès lors, le premier
défi qui se posera à ces sociétés sera de stabiliser
leurs effectifs, que ce soit par un relèvement de la natalité-fécondité
et/ou par une augmentation de l'immigration. Beaux débats de société
en perspective, n'est-ce pas? Des débats qu'on a presque éludés
jusque-là, du moins au Québec, mais qu'on devra tenir bientôt.
Car, à défaut de prendre les décisions nous-mêmes,
les décisions sont susceptibles de se prendre à notre insu.
Sur le plan économique, et dans le monde du travail en particulier, au début du XXIe siècle, le défi du Québec et des sociétés industrialisées sera de coordonner l'action des différentes générations de travailleurs. Il faudra "arrimer" le dynamisme des jeunes avec l'expérience des plus âgés. Les uns et les autres devront apprendre à se parler et à collaborer, développer des projets communs et coordonner leurs actions. Autrement dit, l'avenir est aux entreprises et organisations qui sauront tirer profit des différences d'âge de leurs employés, et des compétences qu'ils possèdent.
Pour cela, il sera nécessaire d'établir des processus permettant aux jeunes de s'insérer progressivement sur le marché du travail et aux plus âgés, de s'en désengager graduellement. Donc, mettre fin à l'exclusion des uns et des autres. Car il est aussi aberrant de retarder l'entrée des jeunes sur le marché du travail que d'en expulser les plus âgés et ce, nonobstant la générosité des allocations qu'on offre aux uns et aux autres. Dès lors, il se pourrait que raccourcisse la période pendant laquelle les individus travailleront à plein temps. Il n'y a rien de dramatique à cela, le travail n'étant qu'un dimension parmi d'autres de l'existence...
Toutefois, il faudra s'assurer que les nombreuses transitions qu'impliquent ces processus ne pénalisent pas financièrement les individus concernés. Donc, beaucoup de pain sur la planche pour les politiciens de l'an 2000.
Des mouvements inexorables
Le vieillissement des populations est inexorable. Tout comme la mondialisation
des échanges. La conjonction de ces deux phénomènes
peut avoir des effets positifs et négatifs. Pour qu'on puisse tirer
parti de ces nouvelles situations et non en souffrir, il faudra que les
différentes générations soient plus que jamais solidaires.
Cette solidarité sera nécessaire au niveau national pour
assurer la prospérité de chacun des pays, et pour leur permettre
de "tirer leur épingle du jeu" dans l'environnement très
concurrentiel qui est en train de s'ériger. Au niveau international,
cette solidarité sera indispensable pour éviter que la mondialisation
des échanges ne dégénère en guerres économiques,
et qu'elle n'engendre de nouvelles formes d'exploitation et d'injustice.
Et puis, les différentes générations auront intérêt à se concerter pour que la vie économique ne polarise pas toute la vie sociale, et pour que l'être humain reste au centre des préoccupations sociales. Car l'individu n'est pas seulement une "force productive" et un consommateur. C'est quelqu'un qui a besoin de temps pour profiter de la vie et pour aider ses semblables. Le resserrement des liens entre les membres des diverses générations engendrera certainement une société meilleure, cela même (et surtout) dans le contexte de la mondialisation des échanges.