19 février 1998 |
"Meuhoui", soutiennent les représentants
des producteurs.
"Meuhnon", réplique un jeune économiste néolibéral.
Le débat public sur le thème "L'État doit-il intervenir en agriculture", organisé dans le cadre de la Semaine de l'agriculture de l'alimentation et de la consommation, a presque pris l'allure d'un combat de gladiateurs le 10 février dernier au pavillon Alphonse-Desjardins. Deux idéologies lourdes s'affrontaient. Dans le coin gauche: les partisans d'un corporatisme aguerri, Claude Lafleur, directeur général de l'Union des producteurs agricoles (UPA) et Yvon Proulx, économiste en chef pour ce même syndicat. Dans le coin droit: Bruno Larue, professeur au Département d'économie agroalimentaire et des sciences de la consommation, qui, pour l'occasion, incarnait le jeune capitaliste agressif, impatient de brasser la cage. Au milieu, une foule composée essentiellement d'étudiants, prête à soutenir par ses applaudissements tel ou tel orateur, avec une nette prédilection pour les représentants de l'UPA.
La gestion du risque
D'emblée de jeu, Claude Lafleur, qui ouvrait la discussion, a souligné
le caractère risqué de la production agricole, car les agriculteurs
font souvent les frais d'une nature capricieuse ou des aléas du marché.
Les exemples ne manquent pas dans l'actualité immédiate, qu'il
s'agisse de la récente tempête de verglas menaçant directement
la survie de 500 ou 600 fermes dans le sud de la province, ou de la crise
financière en Asie provoquant une chute des prix du porc, un des
fleurons de l'exportation agricole québécoise. Pour maintenir
un capitalisme à visage humain, et préserver une agriculture
fondée sur des entreprises familiales, il est donc primordial, pour
l'UPA, de maintenir une intervention étatique. Aux étudiants,
selon le numéro un du syndicat, à réfléchir
aux formes qu'elle doit prendre.
Bien évidemment, Bruno Larue ne partage pas du tout ce point de vue, car selon lui l'État doit investir dans l'agriculture uniquement pour corriger certaines déficiences du marché, en instituant, par exemple, une assurance revenu dont aucune entreprise privée ne veut se charger, ou en imposant une taxe reliée aux coûts de la pollution agricole. À son avis, le système en vigueur actuellement s'avère profondément injuste car il ne s'adresse pas en priorité aux agriculteurs qui en ont le plus besoin. En effet, en accordant des subventions au pourcentage de la production, l'État favorise parfois des fermes déjà fort rentables.
Et le marché dans tout ça?
Plutôt modérée et policée jusque là, la
discussion entre les participants s'échauffe quand ils abordent la
question de l'ouverture des marchés. À en croire Bruno Larue,
le protectionnisme en agriculture accentue l'instabilité de ces marchés
et il faut absolument se préparer à affronter une dérèglementation
dans ce secteur de production. Il souligne ainsi que lors des prochaines
négociations de l'Uruguay Round, les partenaires européens
vont sans doute exiger le démantèlement de certains organismes
de commercialisation étatique, comme la Commission canadienne du
blé. Il remarque également que la production porcine, qui
fonctionne très bien au Québec, draine peu de subventions
tandis que les coûts de production du lait, un secteur très
aidé par le gouvernement, sont bien plus élevés ici
qu'en Californie où les grands troupeaux et l'économie de
marché prédominent.
Il n'en fallait pas plus pour provoquer une "montée de lait" chez Claude Lafleur. "La comparaison avec la Californie est complètement caduque, indique-t-il, car cette région est un immense jardin, où les canaux d'irrigation bénéficient du soutien de l'armée. Leurs troupeaux comptent 2 500 ou 3 000 vaches et ils font sept récoltes de foin par an, contre trois par an, en moyenne, au Québec." Le directeur général de l'UPA en profite également pour souligner que le choix québécois de conserver des fermes de taille familiale n'empêche pas les réseaux de porcheries de très bien tirer leur épingle du jeu. Au cours du débat, Yvon Proulx, l'économiste en chef du syndicat, soulignait d'ailleurs la capacité d'exportation des producteurs d'ici depuis l'ouverture des marchés internationaux, puisque la balance commerciale agroalimentaire, déficitaire il y a seulement quatre ans, affiche aujourd'hui un surplus.
Indispensable, la sécurité alimentaire?
Une agriculture vigoureuse et capable de répondre aux besoins en
nourriture de qualité constitue d'autre part, selon les deux syndicalistes,
une sécurité non négligeable. Certains États,
comme ceux des pays en voie de développement, paient en effet fort
cher le manque de produits agricoles locaux. Cet argument, visant à
démontrer que le contribuable récupère en quelque sorte
son investissement dans l'agriculture, laisse Bruno Larue de marbre. "Aujourd'hui,
le protectionnisme justifié par des craintes d'approvisionnement
n'a plus cours, dit-il. Même si le Québec ne produit pas d'oranges,
je peux en acheter dans n'importe quelle épicerie et à des
prix très compétitifs." Selon lui, cette propension étatique
à protéger certains secteurs agricoles des rigueurs du marché
gêne le Canada lorsqu'il s'agit de négocier des ententes commerciales
avec ses partenaires. Comment, en effet, prôner le libre-échange
des produits céréaliers dans l'Ouest tout en protégeant
le lait?
De la même façon, les législations particulières réservant l'utilisation de la terre aux agriculteurs d'ici irritent ce profeseur à la Faculté des sciences de l'agriculture et de l'alimentation. Lorsque les autres participants au débat se félicitent de l'adoption d'un zonage agricole qui a sauvé une petite partie des terres arables du Québec de l'appétit des promoteurs immobiliers, Bruno Larue réplique en indiquant que malgré toutes les mesures protectionnistes, le nombre de fermes continue à diminuer inexorablement d'année en année. Pour demeurer à la page, les producteurs agricoles doivent en effet investir sans cesse dans de nouvelles technologies, une réalité que résume ainsi le chercheur en économie rurale: "Au Québec, les agriculteurs vivent pauvrement mais meurent riches, car leur ferme représente un capital très important." Finalement, partisans ou adversaires de l'intervention de l'État se rejoignent sur le constat des difficultés que vit actuellement l'agriculture. Ils diffèrent seulement sur la médication à administrer au malade.