12 février 1998 |
Le chercheur en milieu autochtone et nordique perd-il parfois sa rigueur au profit des bons sentiments?
Prétendre faire de la recherche par abnégation ou pour sauver la communauté autochtone sur laquelle on travaille, voilà qui, selon Denis Delâge, directeur du Département de sociologie, ressemble diablement à la position de ces missionnaires qui justifiaient les conversions des membres des premières nations par le salut de leurs âmes. À l'invitation du Groupe d'études inuit et circumpolaires (GETIC) Denis Delâge et Carole Lévesque, chercheure à l'INRS-Culture et société, s'interrogeaient, le 30 janvier dernier, sur le rôle du chercheur en milieu autochtone et nordique, à l'issue d'une journée de présentation de travaux étudiants qui portaient sur les communautés autochtones.
Si les historiens semblent avoir bel et bien remisé aux oubliettes les accusations de barbarisme qui ont collé à la peau des autochtones dans tant de manuels ou de récits religieux, Denys Delâge constatait dans sa présentation que plusieurs "amérindianistes" tombent dans l'excès inverse, soit le mythe du bon sauvage. En ces temps de rectitude politique, certains pratiquent allègrement l'autocensure, selon lui, quand il s'agit d'éclairer les tribunaux chargés de trancher sur la délicate question des traités. "Nous avons parfois tendance à faire de l'histoire pour défendre les autochtones et les aider dans leur cause, plutôt que de les comprendre", fait-il remarquer.
À l'entendre, des historiens vont ainsi affirmer que des Hurons ou des Abénakis de Montréal, originaires de Nouvelle-Angleterre ou d'Ontario, constituaient des alliés pour les Français, ce qui valide les traités passés avec les autorités de l'époque. Pourtant, une bonne partie d'entre eux, victimes des guerres internes que se livraient les différentes nations autochtones, ont surtout cherché protection en s'alliant, par exemple, aux troupes françaises. Un statut qui remet en question les ententes signées pour le partage des territoires.
Apprendre à compter juste
De la même façon, Denys Delâge dénonce certains
travers d'historiens qui perdent leur sens de la rigueur au nom des bons
sentiments: "Il faut spécifier les nombres. À la fin
du Régime français, la Fédération des sept feux
représentait quelques milliers de personne, soit environ seulement
10 % de la population de Nouvelle-France. De la même façon,
on ne souligne pas assez la diversité des communautés autochtones,
les tensions entre, par exemple, les métis et ceux qui se considéraient
comme les véritables Amérindiens." Cette mise en perpective
n'empêche pas Denys Delâge d'affirmer l'importance du rôle
historique des différentes nations autochtones, même si les
populations concernées étaient peu nombreuses.
En fait, le sociologue rejette une certaine complaisance envers le passé, entretenue par les chercheurs qui travaillent sur les Amérindiens. Selon lui, de nombreux spécialistes manquent singulièrement de sens critique lorsqu'il s'agit d'évaluer la pertinence de certaines sources de tradition orale ou d'examiner la dynamique des rapports qui ont lié le colonisateur et le colonisé pendant de longs siècles. Il constate ainsi que les premières lois sur les Indiens en 1850 étaient moins racistes que les législations ultérieures, quand les autochtones eux-même ont suggéré que les femmes n'aient pas droit à un statut propre. "Il existe très peu d'études sur cette dynamique coloniale où chacun joue son rôle, remarque Denys Delâge. Bien sûr les Indiens ont été enfermés dans un statut d'enfant, dépourvu de droits démocratiques. Mais la question est de savoir si le colonisé souhaite vraiment sortir de cette dépendance."
Tout comme Carole Lévesque, le directeur du Département de sociologie s'inquiète des risques de manichéisme présentés par la sempiternelle mise en opposition entre les valeurs modernes et les valeurs traditionnelles, entre le mode de vie nomade et le mode de vie sédentaire. Des dualités que la chercheure à l'INRS juge sclérosantes. En fait, les recherches sur le passage à la modernité des communautés autochotones ou sur les moyens efficaces de lutter contre le décrochage scolaire des jeunes brillent par leur absence.
Citant Récit d'un exil, le dernier ouvrage du sociologue Fernand Dumont, Denys Delâge affirme d'ailleurs que l'accès des Amériendiens à la culture savante passe nécessairement par une rupture avec leur culture d'origine, même s'ils gardent des liens affectifs avec elle. C'est peut-être à ce prix qu'ils parviendront enfin à concquérir un statut politique indépendant du passé et de la tutelle gouvernementale, et surtout à mener leurs propres travaux de recherche portant sur leurs peuples et leurs communautés.