15 janvier 1998 |
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L'introduction de la thèse de Kurtul Küçükada s'ouvre sur un long extrait de Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar, qui se termine sur ces mots: "Il faut faire ici un aveu que je n'ai jamais fait à personne: je n'ai jamais eu le sentiment d'appartenir complètement à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome. Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part." Cette citation, qui aurait merveilleusement introduit une thèse en littérature, en philosophie ou en géographie, détonne dans un ouvrage consacré à la modélisation du durcissement des boulettes de concentré de minerai de fer. Mais elle explique l'essence-même de la quête de Kurtul Küçükada . "Cette page-là, insiste l'étudiant-chercheur du Département de mines et métallurgie, c'est la meilleure de ma thèse et celle dont je suis le plus fier. D'abord parce que ça signifie que je suis parvenu à apprendre le français et ensuite parce que ce livre me ressemble beaucoup et qu'il a été pour moi une source d'encouragement au cours des dernières années. C'est la plus belle découverte de mon doctorat."
Kurtul Küçükada semble tirer un malin plaisir à refuser de s'engager dans le goulot de la vie qui réduit les personnes à leur domaine de compétences. C'est d'ailleurs ce qui l'a poussé, il y a douze ans, à quitter le poste de chercheur qu'il occupait dans un laboratoire de chimie en Turquie. "J'avais une maîtrise en génie chimique et, à 25 ans, après avoir travaillé deux ans dans ce laboratoire, je me suis dit qu'il devait sûrement y avoir autre chose dans la vie. J'ai eu le goût de partir et de faire un doctorat." Ce premier appel du voyage a pris pour nom Canada, "à cause de sa réputation en matières de droits humains et de liberté. Je n'ai pas été déçu". Même s'il parlait déjà l'anglais, il choisit Laval pour son doctorat. "Pour apprendre une autre langue, le français, la langue de l'élite en Turquie". De citoyen turc et travailleur permanent, le voici donc, en 1988, étranger, sans sécurité financière, dans un pays dont il ne connaît pas la langue; l'opération dépaysement est réussie. Et elle se poursuit toujours aujourd'hui. Docteur en génie, il s'adonne à l'art ("Je bricole de petites choses pour donner à mes amis") et depuis quelques mois, il apprend l'accordéon à clavier. "Ça me permet de sortir quelque chose de bon de moi-même et de me réaliser par autre chose que la science".
Contrairement aux personnes qui feraient exactement les mêmes choix si elles devaient recommencer leur vie, Kurtul Küçükada ferait tout autrement, uniquement pour le plaisir de connaître de nouvelles choses et de fuir le confort des certitudes. D'où l'incessant et irrésistible appel du voyage. Il rentre d'ailleurs d'un séjour post-doctoral d'un an en Belgique et il pourrait tout aussi bien choisir la Russie comme prochaine escale, "pour apprendre le russe peut-être". "J'aime me sentir dépaysé. Voyager, c'est comme un film qui dure très longtemps et dont on retire beaucoup plus. Mes voyages m'ont appris, entre autres, à m'accepter en tant qu'étranger. C'est comme ça qu'on se sent le moins isolé." Qu'espère-t-il trouver au bout de cet inaccessible ailleurs? Pour toute réponse, il cite une chanson de Claude Dubois: "Peu importe le voyage que l'on fait, il faut aller au bout de soi!". Pour certains, dit-il, ça veut dire se consacrer à la science, pour d'autres se donner à l'art, à une passion, à une cause ou encore à quelqu'un. Et pour lui? "Pour moi, c'est tout ça à la fois!"