Enquête auprès de 16 physiciens au-dessus de tout soupçon.
Le monde de la science a beau être gouverné par les règles d'autocritique et d'autorégulation les plus strictes qui soient, il n'est pas pour autant à l'abri des crises d'intégrité et de valeurs; à preuve, le récent foisonnement de débats, de publications et de comités s'intéressant aux questions de l'éthique en recherche.
L'anthropologue François Dumont vient ajouter son grain de sel au débat en publiant un ouvrage intitulé: L'intégrité scientifique en zone grise: effet de la commercialisation de la science sur le système de valeurs des scientifiques. Destiné à un public peu familier avec le monde de la recherche, le livre décrit, sous un angle anthropologique, les valeurs des chercheurs universitaires, celles des chercheurs de l'entreprise privée et le "clash" provoqué par leur rencontre.
D'entrée de jeu, l'auteur met cartes sur table: l'ouvrage, qui constitue son mémoire de maîtrise, s'inscrit en réaction "à l'utilisation et à la récupération démesurées de l'autorité scientifique pour vendre et promouvoir". Cette commercialisation, dit-il, transforme la science abstraite en moyen de production industrielle et en marchandise et elle évacue le désir de connaître et le plaisir de comprendre comment fonctionne le monde.
Afin de cerner les conséquences de l'union de fait entre le monde universitaire et l'entreprise privée, François Dumont a recueilli les propos de sept professeurs-chercheurs universitaires et de neuf chercheurs de l'entreprise privée. Les 16 participants, tous physiciens, font partie de la même communauté, ont le même type de formation, pratiquent dans le même domaine, ont les mêmes lectures scientifiques et assistent aux mêmes congrès. Leurs témoignages, qui peuvent sans peine être extrapolés aux autres sciences, constituent le coeur de l'ouvrage.
Rencontre de deux mondes
Les valeurs des mondes universitaire et industriel divergent à plusieurs niveaux, démontre l'anthropologue. La recherche universitaire vise l'avancement des connaissances par le partage du savoir. La publication, symbole par excellence de cette vision, est la monnaie d'échange et l'étalon du succès; la règle du "publie ou meurs" prévaut. La publication consacre également la paternité des idées. De son côté, l'entreprise privée vise l'appropriation du savoir à des fins commerciales. La confidentialité et le secret sont de mise pour maintenir l'avance concurrentielle sur les compétiteurs; c'est la règle du "silence ou meurs". "Nous ne voulons pas nier la nécessité du contrôle de l'information par les institutions commanditaires, écrit François Dumont. C'est un incontournable pour obtenir des contrats. Mais pour certains, il est clair que la concurrence commerciale vient en conflit, voire en contradiction, avec l'idéal de la production scientifique."
Les relations de pouvoir sont également très différentes dans les deux milieux. Au nom de la liberté universitaire, le chercheur choisit son domaine d'expertise et même le recteur n'a pas droit de regard sur ce choix. "La liberté universitaire est probablement l'argument qui revient le plus souvent chez les universitaires pour caractériser leur pratique lorsqu'ils la comparent à celle des industriels", précise l'auteur.
François Dumont évite le piège d'idéaliser la recherche universitaire et de décrier la recherche privée. Le règne du professeur-chercheur-entrepreneur a lui aussi ses travers qu'il n'hésite par à dénoncer . "Il nous semble que le système de production de la recherche universitaire postule un monde idéal, un monde sans mensonge. Le système universitaire fait appel à la bonne foi de chacun, à son intégrité, à son altruisme, mais du même coup, il élimine la variable humaine de sa production".
Dans la nouvelle économie à forte valeur ajoutée, les découvertes de chercheurs deviennent monnaie d'échange et source de financement privé pour la poursuite des travaux. "Il est souhaitable que les universités forment les spécialistes dont l'industrie a besoin. Il serait par contre malvenu de subordonner l'investigation scientifique universitaire aux nécessités industrielles." Sinon, craint François Dumont, nous risquons de nous engager dans une époque où seule la science rentable aura droit de cité.
Dumont, François. L'intégrité scientifique en zone grise, effet de la commercialisation de la science sur le système de valeurs des scientifiques, Les éditions Deslandes, Québec,1997, 118 p.