4 décembre 1997 |
Les "lettres omises" livrent les secrets de la mécanique de la lecture. Un espoir pour les lecteurs à problèmes?
Naturelle, la lecture? Une visite dans n'importe quelle classe du primaire ou dans vos propres souvenirs devrait suffire à vous convaincre du contraire. Le difficile apprentissage de la lecture, et en particulier de la compréhension d'un texte, traduit merveilleusement les processus complexes sur lesquels repose la maîtrise de cette activité.
"Pour percer les secrets de la lecture, les chercheurs recourent parfois à la méthode de la lettre omise, explique Marie Poirier, professeure à l'École de psychologie. Il s'agit d'une astuce qui sert à comprendre comment notre tête fonctionne quand on lit. On demande aux gens de lire un texte à vitesse normale pour en saisir le sens et, en même temps, ils doivent rayer certaines lettres cibles, les "o" par exemple. Les lettres cibles omises, et en particulier les mots dans lesquels ils se trouvent, nous renseignent sur les mécanismes en jeu."
Marie Poirier et Jean Saint-Aubin ont utilisé cette technique pour tester l'hypothèse voulant que l'on omette plus facilement les lettres contenues dans les mots fonction (articles, prépositions, déterminants) que dans les mots contenu (noms, adjectifs, verbes). Ils ont donc invité des étudiants à lire un texte d'une cinquantaine de phrases en leur demandant de rayer tous les "d". Les chercheurs ont ensuite calculé le taux d'omission dans deux mots contenant le même nombre de lettres, "dire" et "dans", placés dans des phrases de même longueur. Résultat: les étudiants omettent deux fois plus souvent le "d" de "dans " (51 %) que le "d"de "dire" (22 %). "Le phénomène avait déjà été démontré en anglais et en hébreu mais c'est la première fois qu'il l'était en français", signale Marie Poirier.
Les deux chercheurs ont observé le même phénomène lorsque les sujets devaient rayer les "l" du mot "les". Le taux d'omission était encore deux fois plus élevé (15 % c. 8 %) lorsque "les" était employé comme article que comme pronom. "Même comme pronom, "les" demeure un mot fonction mais il s'apparente davantage à un mot contenu", signalent les deux chercheurs dans l'article qu'ils publient sur la question dans Memory and Cognition. La même conclusion s'est imposée lors du test portant sur le mot "or" employé comme nom ou comme adverbe.
"Certains croyaient que le phénomène de l'omission s'expliquait par le fait que le cerveau remplissait les trous pour les mots très fréquents mais les résultats démontrent que la réalité est plus complexe, dit Marie Poirier. Il semble que, dans une première étape, le cerveau décode l'architecture de la phrase en repérant les mots fonction qui découpent la phrase en unités de lecture. L'oeil ne parcourt par la phrase de façon linéaire mais plutôt en saccades visuelles d'aller-retour; il a toujours un peu en avance sur la compréhension du texte. Une fois l'organisation de la phrase décodée, le cerveau repousse les mots fonction au second plan pour faire émerger les mots contenu. D'où, la tendance à omettre davantage de lettres dans les mots fonction lors d'un exercice de compréhension de texte."
Ce type d'expérience pourrait peut-être aider les personnes qui éprouvent des problèmes d'apprentissage, estime Marie Poirier. "Évidemment, ce n'est pas parce qu'on étudie les gens en bonne santé qu'on peut soigner les malades mais, en comprenant comment fonctionne toute la mécanique de la lecture, il y a tout de même des chances pour qu' on puisse mieux intervenir auprès des personnes qui ont des difficultés."