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30 octobre 1997 ![]() |
Idées
* Ce texte constitue un version légèrement remaniée d'un article paru dans la revue Relations (no 634, octobre 1997).
L'allocation universelle représente-t-elle l'avenir de la social-démocratie? La protection du revenu dans un monde aussi complexe et imprévisible que le nôtre est devenue une nécessité aussi grande que celles qui ont conduit à l'élaboration des autres formes de solidarité sociale.
"Dans une période de déclin de l'État-providence où les politiques de workfare et de ciblage des "populations à risque" sont les seules alternatives qu'ont à nous proposer nos gouvernants, l'allocation universelle ne représente ni plus ni moins qu'une véritable révolution dans notre manière d'envisager la lutte contre la pauvreté et l'exclusion."
Ceux qui sonnent depuis quelques années le glas de la social-démocratie se trompent. Pour des raisons qui tiennent à la fois de l'efficacité économique et de la justice, celle-ci ne demande pas à être démantelée mais plutôt réformée afin de mieux répondre aux besoins de notre époque. Certaines des transformations que nous devons faire restent, il est vrai, plus importantes que d'autres. C'est le cas pour les mécanismes de la sécurité du revenu qui, loin de lutter contre la pauvreté et l'exclusion, contribuent aujourd'hui à leur accroissement.
Les architectes de l'État-providence, Beveridge au Royaume-Uni et Marsh au Canada, faisaient reposer l'essentiel de leurs recommandations sur deux hypothèses économiques : (1) un niveau d'emploi très élevé et (2) des salaires suffisants pour qu'un seul revenu puisse répondre aux besoins d'un ménage. Ces conditions apparaissent aujourd'hui d'une autre époque mais elles expliquent les raisons pour lesquelles le noyau dur de leur réforme reposait essentiellement sur des mécanismes d'assurances sociales plutôt que de sécurité du revenu. Beveridge n'aimait pas la structure conditionnelle de la sécurité du revenu car il anticipait déjà ses effets néfastes pour l'incitation au travail.
L'application de ce modèle d'État-providence s'est avérée un grand succès jusque dans les années soixante-dix. Il a permis au monde occidental de se sortir de la torpeur de la Seconde Guerre mondiale et de connaître, pendant trente ans, une prosperité inégalée qui fut accompagnée d'une réduction considérable des écarts entre les revenus. Malheureusement, depuis, la situation a beaucoup changé. Le chômage est devenu une réalité permanente qui atteint dans la plupart des pays industrialisés des sommets inégalés. Nos gouvernements eux-mêmes se résignent de plus en plus ouvertement à l'idée que la reprise économique n'entraînera pas nécessairement avec elle une diminution significative de ce taux de chômage. Les revenus du travail quant à eux se sont fortement différenciés et le salaire minimum ne représente plus l'outil qu'il était pour protéger les ménages de la pauvreté, loin de là. Les deux piliers sur lesquels reposait tout l'édifice de la sécurité sociale de l'après-guerre se sont donc effondrés. Ils ne faut plus éviter d'en tirer les conséquences pour la politique sociale des années à venir.
Une sécurité du revenu inefficace et injuste
Du statut d'instruments mineurs auxquels ils étaient confinés
initialement, les programmes conditionnels de sécurité du
revenu ont connu une véritable explosion depuis vingt ans. Mis en
place pour protéger des personnes inaptes au travail, ils sont aujourd'hui
peuplés en grande majorité de personnes en mesure de travailler
et qui ont épuisé tous les recours des assurances sociales.
Ces programmes conditionnels comme l'aide sociale au Canada, le revenu minimum
d'insertion en France ou le minimex en Belgique partagent en commun trois
failles :
(1) Ils sont hautement désincitatifs à l'emploi pour ceux qui en dépendent mais aussi pour les nombreux pauvres qui travaillent et dont les avantages relatifs à se maintenir à l'emploi sont d'autant plus faibles que les prestations des premiers sont élevées.
(2) Ils ne sont pas individualisés et s'adressent à des ménages, ce qui augmente la dépendance, notamment, des femmes et des jeunes. Des politiques sociales non individualisées étaient peut-être acceptables à l'époque où les ménages étaient plus stables mais les mutations que la famille a connues depuis les rendent inadéquates et iniques.
(3) Leur structure conditionnelle font d'eux des programmes de plus en plus coûteux à gérer et qui nécessitent des mesures de contrôle humiliantes et stigmatisantes pour les allocataires.
Les défenseurs de l'allocation universelle croient que la prochaine révolution de l'État-providence se fera par la restructuration en profondeur non pas des mécanismes d'assurances sociales (que l'on ne doit pas négliger pour autant) mais par ceux de la sécurité du revenu. Ceux-ci doivent favoriser une sécurité pour tous et non seulement pour ceux qui ont la chance de posséder un emploi stable et bien rémunéré.
Qu'est-ce que l'allocation universelle ?
L'allocation universelle (ou encore revenu de citoyenneté, salaire
social, revenu de base) est un revenu inconditionnel versé à
chaque citoyen, riche ou pauvre, de sa naissance à sa mort. Non imposable,
elle est financée entièrement par une taxation sur tous les
autres revenus disponibles (de l'emploi et du capital). Lorsqu'elle aura
atteint son plein régime, l'allocation universelle se substituera
aux principaux mécanismes de sécurité du revenu actuels
: aide sociale, prestations aux familles et aux retraités, subventions
aux emplois et à la formation, crédits d'impôt aux particuliers,
etc. Elle sera appliquée avec un taux différencié pour
tenir compte des besoins particuliers des enfants, adultes, retraités
et handicapés. Il s'agit donc bel et bien d'un véritable revenu
de base à partir duquel chacun peut librement exercer certains choix
de vie en ayant à l'esprit ce qui est bon pour lui et ses proches.
Dans une période de déclin de l'État-providence où
les politiques de workfare et de ciblage des " populations à
risque " sont les seules alternatives qu'ont à nous proposer
nos gouvernants, l'allocation universelle ne représente ni plus ni
moins qu'une véritable révolution dans notre manière
d'envisager la lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Elle reçoit
aujourd'hui des appuis considérables dans le monde, notamment de
la part d'économistes détenteurs du prix Nobel et d'intellectuels
de haut niveau. Différents cheminements conduisent ces personnes
à soutenir l'instauration d'un revenu inconditionnel pour tous les
citoyens. Dans cette courte présentation, je me contenterai d'examiner
l'une des plus importantes d'entre elles: la lutte contre l'exclusion sociale
et la pauvreté.
Nos contemporains ne sont ni plus paresseux ni moins débrouillards que ceux qui les ont précédés. Pourtant, une partie toujours plus importante d'entre eux se retrouvent aujourd'hui complètement exclus de l'activité économique et dépendent entièrement ou pour une grande part de transferts sociaux. Leur situation s'explique par la conjugaison de facteurs qui relèvent à la fois de la conjoncture économique mais aussi de la structure de nos programmes de sécurité du revenu. De plus en plus de personnes croient que ces derniers sont trop généreux et qu'ils n'incitent pas assez au travail leurs bénéficiaires. Ils ont tort sur le premier point mais tout à fait raison sur le second. Les programmes conditionnels désincitent carrément leurs prestataires à travailler par le taux marginal de taxation implicite de 100 % qu'ils font porter sur leurs gains du travail. En effet, dans ces régimes où l'éligibilité est toujours conditionnelle à un examen des ressources disponibles, les prestataires doivent obligatoirement remettre chaque dollar de leur revenu éventuel du travail jusqu'à concurrence du montant de leur prestation. La perte encourue est bien sûr importante et peut même excéder 100 % si on ajoute aux remboursement des prestations certains coûts afférents (vêtements, gardiennage, transport, perte de certains avantages rattachés au statut de prestataires, etc.). Les économistes du travail appellent "piège de la pauvreté" (poverty trap ) cette aberration de notre fiscalité qui encourage bien entendu le travail au noir, la marginalisation, quand ce n'est pas les activités criminelles. Ce piège a créé des générations d'assistés qui ont perdu bien malgré eux tout intérêt pour le monde du travail.
Intégrer la sécurité du revenu et la fiscalité
Pour les sortir de cette situation de dépendance, il faut trouver
une façon de diminuer ce taux marginal de taxation implicite pour
que les allocataires soient davantage incités à faire quelque
chose d'utile pour eux et pour les autres. Mais la difficulté ici
n'est pas d'abord financière mais structurelle: toute amélioration
relative des bénéficiaires de l'aide sociale diminue l'incitation
au travail des pauvres qui travaillent. Si vous permettez aux assistés
sociaux, par exemple, de préserver une partie plus substantielle
de leur prestation après un retour à l'emploi, vous invitez
tous ceux dont les revenus d'emplois se situent sous la barre de ces nouveaux
avantages à devenir eux-mêmes des assistés sociaux.
Pour sortir de ce dilemme, il vous faut intégrer complètement
la sécurité sociale et la fiscalité afin que les avantages
des premiers soient automatiquement accessibles aux seconds, ce que permet
l'allocation universelle. Comment ? Simplement en ne "taxant"
plus ces transferts, en les donnant donc à tous inconditionnellement,
et en se contentant de taxer uniquement les autres revenus disponibles.
Il s'agit donc d'accorder à chacun tout de suite indépendamment
de ses ressources financières et de récupérer par la
fiscalité les sommes nécessaires à son financement.
Pour ceux qui possèdent déjà des revenus suffisants,
ces transferts vont s'annuler mais c'est malgré tout la façon
la plus simple de s'assurer d'une intégration complète de
la sécurité du revenu et de la fiscalité et, ainsi,
de taux marginaux de taxation parfaitement lisses alors que pour l'instant,
ils ont plutôt la forme d'un U. Le piège de la pauvreté
serait ainsi aboli et remplacé par des mesures fiscales semblables
pour tous et qui récompenseront de la même façon les
efforts et les initiatives de chacun, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Ni welfare ni workfare
En donnant à tous, nous aidons aussi le pauvre qui travaille en soutenant
financièrement ses efforts. Il s'agit d'une façon plus intelligente
et sûre d'améliorer son revenu net que de compter sur une majoration
du salaire qui ne viendra peut-être pas, ou peut-être trop tard
ou qui risque de ne pas posséder les assises économiques suffisantes,
ce qui finit par créer plus de chômage qu'il en existe déjà.
La dissociation partielle du revenu et du travail pour cette partie des
bas salaires nous permet d'atteindre les objectifs sociaux de lutte à
la pauvreté sans entraîner les effets contre-productifs sur
le marché de l'emploi des mesures traditionnelles. Au contraire,
l'allocation universelle rendrait potentiellement viables des emplois qui
ne le sont plus en ce moment simplement parce que les salaires que peuvent
offrir ces emplois se situent sous la barre des montants des prestations
d'aide sociale ou du salaire minimum actuels. L'allocation universelle deviendrait
à ce moment une façon de soutenir les emplois faiblement rémunérés
mais en finançant les travailleurs potentiels de ces emplois plutôt
que leurs patrons. Bien sûr, comme elle est inconditionnelle, personne
ne serait obligé d'accepter ces emplois et, d'une certaine façon,
l'allocation universelle devrait augmenter l'autonomie des travailleurs
face aux employeurs puisque chacun pourrait compter sur un revenu de subsistance
totalement indépendant de sa prestation de travail. Mais ces emplois
actuellement latents auraient au moins une chance d'exister et pourraient
fournir une passerelle vers des emplois mieux rémunérés.
Nous pourrons ainsi à la fois faire cohabiter une allocation plus
substantielle, des emplois peu rémunérés mais agréables
ou utiles socialement et des emplois beaucoup mieux payés. Une allocation
versée à tous, pauvres mais aussi riches, permettrait aussi
de mieux protéger l'ensemble de nos concitoyens contre les aléas
de la vie et les situations de dépendance économique vis-à-vis
un conjoint autoritaire, des parents négligeants, un patron abusif,
un fonctionnaire un peu trop zélé, etc.
La dissociation partielle mais réelle entre revenu et travail que permettrait l'allocation universelle fournirait, finalement, l'outil qu'il nous manque aujourd'hui pour lutter plus efficacement contre la pauvreté. En ce moment, les actions dans ce sens sont soumises aux contingences de la structure salariale. Nous ne pouvons accorder plus en prestations que les salaires les plus faibles sur le marché de l'emploi et nous ne pouvons augmenter ces salaires que si la rentabilité des entreprises qui les offrent le permet. L'allocation universelle ne serait tributaire que de notre richesse collective, ce qui est souhaitable si l'objectif que nous poursuivons est véritablement de redistribuer la richesse plutôt que de maintenir en place une armée de chômeurs sans espoir.
La stratégie de l'allocation universelle nous situe pour ces raisons au delà du welfare et du workfare. Au premier, elle reproche d'avoir misé strictement sur des politiques d'emplois et de salaires élevés pour assurer un revenu décent à chacun. Ce pari s'avère aujourd'hui perdant et il faudrait être aveugle ou mal intentionné pour ne pas s'en apercevoir. Cela ne signifie pas que le plein-emploi soit inaccessible mais il ne sera possible économiquement et acceptable sur le plan de la justice sociale que si nous acceptons de financer indirectement différents types d'emplois par une allocation versée à chacun. Aux politiques de workfare, elle reproche de tenter de réaliser une version moderne des workhouses de l'Angleterre du XIXe siècle. Ces mesures sont coûteuses, inefficaces au plan de la réinsertion et causent de nombreuses tensions sur le marché du travail en fournissant une main-d'oeuvre à bon marché dépourvue des droits minimaux que l'on accorde normalement aux autres travailleurs. La protection du revenu dans un monde aussi complexe et imprévisible que le nôtre est devenue une nécessité aussi grande que celles qui ont conduit à l'élaboration des autres formes de solidarité sociale.
Au Canada et au Québec, nous avons le mérite d'avoir déjà réussi un exploit semblable dans le domaine de la santé où nous partageons, jeunes et vieux, sains et malades, riches et pauvres, les coûts associés aux risques de la maladie et des accidents. L'universalisation des soins de santé n'est pas vraiment remise en cause au sein de la population, au contraire, nous en sommes avec raison fiers. Il arrive rarement d'entendre dire que les riches devraient, parce qu'ils en ont les moyens, payer eux-mêmes leurs soins de santé. Nous savons que si notre régime fiscal fonctionne efficacement, ils paient largement leur part. Nous pouvons faire la même chose avec la sécurité du revenu. Elle doit elle aussi devenir une sécurité pour tous. La conditionnalité doit être réservée à la fiscalité et non à la protection sociale.
Réaliser progressivement l'allocation universelle
Les débats sur les coûts de réalisation d'une telle
proposition doivent maintenant reprendre une dimension raisonnable. Nous
avons pris plusieurs années pour mettre en place les programmes conditionnels
actuels et il faudra encore plusieurs années pour les remplacer par
une allocation universelle substantielle. Cependant, il n'est pas nécessaire
d'élargir l'assiette fiscale ou d'augmenter le déficit pour
commencer à poser des gestes concrets. L'hypothèse d'une allocation
partielle semble de plus en plus retenir l'attention des spécialistes
comme la meilleure façon d'instaurer la politique. Cette allocation
partielle pour tous serait financée entièrement par l'abolition
de certains programmes fiscaux désuets comme les crédits d'impôts
personnels qui deviendraient des crédit remboursables versés
à chacun. Nous pourrions par la suite progressivement augmenter ce
montant d'allocation, ajuster conséquemment les taux d'imposition
plus élevés et réduire d'un montant équivalent
l'ensemble des prestations conditionnelles. Bien entendu, des simulations
budgétaires prenant en considération les impact redistributifs
sur les individus et les ménages de telles mesures sont nécessaires
et peuvent facilement être réalisées par nos gouvernements.
De telles simulations ont été produites pour différents
pays européens et les résultats sont très prometteurs.
Deux préoccupations doivent cependant nous guider pendant cette période
de transition. Tout d'abord, ce sont bien les plus démunis de la
société qui profiteront à court et à long terme
de l'allocation universelle. Cependant, pour la période de transition,
il serait totalement injuste de diminuer leur revenu net faute d'une prestation
inconditionnelle égale à leurs anciennes prestations. De là
l'importance de combler leur manque à gagner par le maintien d'un
régime conditionnel qui sera appelé à disparaître
graduellement suivant le rythme d'augmentation de l'allocation universelle.
Deuxièmement, même une allocation partielle qui ne serait pas
en mesure de suppléer immédiatement au revenu des prestations
conditionnelles que nous connaissons aujourd'hui devrait normalement faire
sentir ses effets positifs sur les taux marginaux de taxation des plus démunis,
sur leur incitation au travail et sur le niveau de la croissance économique
qu'elle permettrait d'attiser. C'est la raison pour laquelle il faut commencer
dès maintenant la substitution.
Pour en savoir plus:
- Anthony ATKINSON, Public Economy in Action. The Basic Income/Flat Tax Proposal, Oxford : Oxford University Press, 1995
- Yoland BRESSON, Partager le travail et le revenu, Paris : Economica, 1994
- Samuel BRITTAN, Capitalism with a Human Face, Aldershot : Edward Elgar, 1995
- Robert DUTIL, La juste inégalité. Essai sur la liberté, l'égalité et la démocratie, Montréal : Québec/Amérique, 1995
- Jean-Marc FERRY, L'allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Paris : Cerf, 1995
- James MEADE, Retour au plein-emploi ?, Paris : Economica, 1996
- Hermione PARKER, Instead of the DOLE, An enquiry into integration of the tax and benefit systems, London : Routledge, 1989
- Tony WALTER, Basic Income, Freedom from poverty, freedom to work, London : New York; Marion Boyars, 1989
- On peut aussi consulter le site internet du BIEN (Basic Income European Network) à l'adresse suivante : http://www.econ.ucl.ac.be/ETES/BIEN/bien.html. On y retouve des bibliographies très détaillées et différents rapports sur l'évolution des débats autour de l'allocation universelle un peu partout dans le monde.