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25 septembre 1997 ![]() |
Les éditeurs de livre savant en arrachent depuis
longtemps
mais continuent de porter le flambeau bien haut
Si le monde du livre est en crise plus ou moins permanente depuis Gutenberg, c'est dans une sorte d'état d'urgence que la plupart des éditeurs de livre savant affirment vivre quotidiennement. Instruits des changements majeurs qu'ils ont dû gérer depuis une vingtaine d'années, un oeil bien ouvert sur la révolution de Bill Gates, ces professionnels comptent dorénavant, non seulement garder la tête hors de l'eau, mais aussi conquérir de nouveaux marchés. À la condition que les subventions gouvernementales, vitales à leurs yeux, ne tarissent pas.
C'est ce qui se dégage d'une table ronde organisée par le Programme d'aide à l'édition savante (PAÉS) de la Fédération des sciences humaines et sociales (FCSHS), en collaboration avec l'Association nationale des éditeurs de livre (ANEL), qui posait la question: "La publication savante en français et en sciences humaines et sociales. Y a-t-il lieu de s'alarmer?"
Chronique d'un mal
"L'édition savante est malade depuis longtemps, principalement
de ses marges de profit extrêmement minces. Déjà, à
l'époque de Diderot, les éditeurs éprouvaient des problèmes
d'équilibre financier", rappelle Jean-Pierre Giband, directeur
commercial des Presses universitaires de France. "Au cours des vingt
dernières années, poursuit-il, la multiplication des micromarchés
a entrainé une réduction importante des tirages et la réorganisation
technique de la production. Et simultanément, s'est manifestée
une forte inflation du nombre de titres. En France, le livre en sciences
humaines constitue la seule catégorie où on constate plus
de nouveautés que de réimpressions."
Même phénomène au Québec où, selon Antoine Del Busso, directeur général des Éditions Fides, le tirage moyen du livre en sciences humaines et sociales est passé de 3 000 à 1 000 ou 500 exemplaires, au cours de la même période. Des années pendant lesquelles certains éditeurs ont essayé, avec un succès relatif, de rejoindre un public plus vaste en tâtant de la vulgarisation, et qui ont vu les entreprises d'ici, "faute de moyens, abandonner aux éditeurs anglo-saxons et français le créneau très rentable du livre médical, scientifique et technique", souligne Luc Jutras, directeur général de l'Association pour l'exportation du livre canadien.
Créér le marché
"Nous évoluons dans une économie de marché et
nous devons parfois "faire dans le populaire" pour des raisons
pratiques, explique Guy Champagne, directeur de Nuit blanche éditeur.
Les distributeurs sont hésitants face au livre "pointu".
Les livres de fond s'avèrent onéreux à garder plus
que quelques mois en librairie alors que la demande pour ce genre de publication
peut prendre plus de temps à se développer. De plus, il est
très difficile de déborder nos frontières, par la coédition
ou autrement."
"Contrairement à ce qui se produit partout ailleurs dans le processus industriel, c'est le livre qui crée le marché dans son propre domaine, fait valoir Jean-Pierre Giband. Dans l'édition savante, le marketing, c'est le directeur éditorial qui le fait, et non pas le directeur commercial. Il faut donc être vigilant dans le choix des ouvrages. Il faut organiser l'offre et lui donner une cohérence intellectuelle, en particulier par les collections. On ne devrait pas hésiter à confier la direction de ces collections à des spécialistes externes, et même assurer, au sein de ces collections, une représentation internationale."
Et la langue de publication? "Si vous désirez que vos travaux soient connus mondialement, il faut écrire en anglais à l'occasion, explique Vincent Lemieux, professeur au Département de science politique. Mes ouvrages en langue anglaise sont les plus cités, à quelques exceptions près, et ces exceptions concernent mes livres publiés en France. Il faut continuer d'écrire en français, mais produire aussi des articles et des chapitres d'ouvrages collectifs en anglais." "Il y a un marché pour le livre en français sur des marchés non francophones, comme le Japon où, certaines années, les Presses universitaires de France vendent plus de livres qu'au Québec, fait valoir de son côté Jean-Pierre Ginband. Les éditeurs français et québécois peuvent être perçus en certaines parties du monde comme une alternative à l'impérialisme culturel anglo-saxon."
Maigres exportations
La crise des finances publiques et la baisse des subventions qui en a résulté
n'ont évidemment pas aidé les éditeurs québécois
à faire leur place dans une jungle où le cousin français
aurait souvent un couteau entre les dents. De 1990 à 1995, le Québec
a exporté pour 77 millions de dollars de livres vers l'Europe francophone,
une hausse de 75 %. La France absorbe 85 % de ce volume. Les éditeurs
déplorent évidemment la part très faible des produits
québécois sur ce marché de 60 millions de consommateurs,
un marché qui, selon le politologue Raymond Hudon, "ne nous
attend pas les bras ouverts".
"Les gros éditeurs québécois ont trouvé leur place sur le marché français", réplique le directeur commercial des PUF. "La France, le concurrent principal du Québec sur les marchés étrangers, demeure un marché très difficile pour les petites entreprises d'édition, confirme de son côté Luc Jutras, directeur général de l'Association pour l'exportation du livre canadien. Il faut accroître le partenariat avec les éditeurs de ce pays, développer de nouveaux produits, même en langues étrangères, qui soient ciblés à la fois sur la demande internationale et sur la spécificité québécoise, et trouver des méthodes originales de mise en marché, particulièrement sur Internet."
Virage numérique
Les éditeurs en sciences humaines et sociales tentent d'évaluer,
eux aussi, les bouleversements appréhendés dans la foulée
de l'explosion d'Internet et des nouvelles technologies de l'information.
L'édition et la diffusion électroniques des revues savantes
pourraient-elles devenir, pour le livre savant, un moyen d'aborder vigoureusement
le prochain millénaire? "La revue savante correspond, dans le
domaine du livre spécialisé, à ce que la recherche
et le développement (R&D) représentent dans l'industrie,
fait valoir Jean-Pierre Giband. Il y a autoalimentation mutuelle entre le
livre et la revue savante, qui est un excellent outil pour pénétrer
un marché, qu'il soit francophone ou non."
Guylaine Beaudry, directrice des publications électroniques aux Presses de l'Université de Montréal, affirme qu'il est déjà clairement établi que l'édition électronique coûte 50 % moins cher que la chaîne de traitement "papier", un argument de poids. Selon elle, les enjeux véritables et ceux qui soulèvent encore le plus de questions (sans réponses) sont ceux de la diffusion et de la mise en marché de ces publications. Sur Internet, la revue savante électronique pourrait devenir une "vitrine" très rentable pour le livre savant, comme semblent le démontrer des expériences faites récemment au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Une transition efficace vers le support électronique exige que l'on crée au préalable un modèle éditorial renouvelé et aussi un modèle économique viable, ce qui s'annonce fort complexe. Elle demande également que l'on trouve réponse à de nombreux problèmes techniques concernant les moyens à mettre en oeuvre pour assurer la pérénnité des documents (combien de versions Word au cours des 50 prochaines années?). La masse critique pour commencer à faire le grand virage n'existe pas encore, mais les éditeurs ont intérêt à dormir tous habillés.