11 septembre 1997 |
Les femmes qui pratiquent la médecine n'ont
pas un plan de carrière.
Elles ont un plan de vie.
La présence des femmes en médecine n'est pas tant en voie de changer la façon de pratiquer la médecine que la façon d'être médecin. Voilà l'une des conclusions qui émergent d'une étude menée par Maria De Koninck, Pierre Bergeron et Renée Bourbonnais, de la Faculté de médecine, auprès de femmes pratiquant la médecine au Québec.
Les chercheures ont rencontré 21 médecins de famille et 9 spécialistes afin d'aller au delà des statistiques déjà connues qui décrivent les particularités de la pratique médicale des femmes. Des travaux antérieurs ont déjà montré que les femmes préfèrent la médecine générale, sont inégalement présentes dans les spécialités, travaillent moins d'heures par semaine, ont des revenus plus bas et occupent plus souvent des postes salariés (par opposition à la rémunération à l'acte). Afin de comprendre le cheminement des femmes médecins, les trois chercheurs ont invité trente d'entre elles à s'exprimer librement sur leur itinéraire personnel et professionnel ainsi que sur divers aspects de la formation et de la pratique en médecine. Ces femmes comptaient entre une et dix-sept années de pratique et elles provenaient de centres urbains et de différentes régions du Québec.
L'analyse de ces entrevues, publiée dans le numéro de juin de la revue scientifique Social Science and Medicine , révèle que toutes les décisions importantes touchant la formation et la pratique médicale des femmes sont modulées par des convictions personnelles ou par la recherche d'un équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée. Une distinction très nette sépare les hommes et les femmes à ce chapitre. La vie personnelle des femmes influence fortement l'organisation de leur pratique professionnelle et conséquemment leur façon de dispenser des services médicaux. Déjà, au moment de leur admission en médecine, la plupart se sont juré de rester des femmes, de ne pas se laisser avaler par la profession; elles percevaient la médecine comme une menace à leur vie privée, à la possibilité d'avoir un conjoint, des enfants, une vie de famille équilibrée.
Plus que leurs collègues masculins, les femmes sont sensibles aux aspects qui débordent le cadre strict de la médecine, ce qui les amène à formuler des critiques sévères sur la formation universitaire qu'elles jugent rigide et peu humaine. "Le système est créé par des spécialistes, pour des spécialistes, surtout pendant les premières années. Il est axé sur les connaissances et sur la performance et très peu sur les attitudes", déplore l'une des participantes. Une autre estime que "le système accorde trop d'importance à la compétition et à la performance. Je ne trouve aucun plaisir à travailler 36 heures en ligne. C'est complètement ridicule et c'est comme ça qu'on commet des erreurs alors que la santé des personnes est en jeu."
D'autres répondantes critiquent le moule dans lequel leur formation tentait de les faire entrer au mépris de leur individualité et de leur personnalité. Elles estiment aussi ne pas avoir eu de modèle de rôle ayant une vie privée et professionnelle équilibrée (voir article en page...). Plusieurs affirment avoir ressenti une forme de discrimination sexuelle pendant leur formation. "Je me sentais comme asexuée parce qu'être une femme ne faisait aucune différence tant que je ne devenais pas enceinte", se souvient l'une des participantes.
Les femmes semblent mieux accepter les limites de la médecine et elles se disent attirées vers une pratique plus humaniste, mois productiviste ou interventionniste. "Ce qui importe aux femmes n'est pas le nombre de patients, leurs revenus ou leurs publications mais le type de pratique, la satisfaction personnelle, répondre à des besoins et parler d'autres choses que de médecine et de performance", estime une autre médecin. "Parler d'autre chose que de médecine", revient souvent parmi les préoccupations des femmes, comme une preuve que leur vie ne se résume pas à leur travail.
Quant à la préférence pour la médecine générale, l'une des répondantes l'explique par le fait que "la médecine spécialisée s'occupe des maladies et que la médecine générale s'occupe des patients." De plus, ce choix leur donne une certaine marge de manoeuvre pour l'horaire de travail et donc plus de disponibilité pour la vie privée. L'une des neuf spécialistes rencontrées se demande d'ailleurs si les sacrifices qu'elle a dû faire pour se spécialiser "en valait vraiment la peine. La formation m'a fait entrer dans un moule dont j'ai de la difficulté à me défaire. Si j'avais à recommencer, je ne le referais pas parce que j'ai dû abandonner trop d'aspects de ma personnalité pour me concentrer sur ma profession."
À la maison, la répartition traditionnelle des taches familiales est clairement maintenue. Les femmes médecins qui épousent des médecins ajustent leur travail aux besoins de la famille, ce que leur conjoint ne fait pas. Les femmes tentent de limiter la partie de leur vie placée sous l'emprise de la médecine, constatent les trois chercheurs. La médecine est un élément de leur plan de vie plutôt que de leur plan de carrière.
Les femmes étaient presque absentes du corps médical québécois jusqu'aux années 1960 mais elles constituent maintenant plus du quart des effectifs. Cette féminisation rapide de la profession n'est pas près de s'arrêter puisque, depuis le milieu des années 1980, les femmes sont majoritaires parmi les étudiants des facultés de médecine. Conjuguée à la façon propre aux femmes d'être médecin, cette tendance laisse présager des problèmes de recrutement dans plusieurs spécialités médicales. "Faudra-t-il accepter l'existence de spécialités pour les hommes et pour les femmes avec la possibilité de pénurie de médecins dans les spécialités pour hommes ou devrait-on plutôt encourager les femmes à étudier dans tous les secteurs de la médecine?, demandent les trois auteurs de l'étude. Dans le dernier cas, il faudrait soit mieux contrôler le choix professionnel des femmes ou adapter l'organisation du travail de façon à la rendre compatible avec les plans de vie des femmes", concluent-ils.